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5 | Autotest
Le récit d’Arnaud
Julien m’a simplement indiqué :
- « change-toi, Arnaud, on a quelque chose à faire en ville tous les deux ! »
Et maintenant, j’entre dans une pharmacie sur ses talons.
Dominant de la tête la banque et les clients, un grand type costaud portant une épaisse barbe courte, d’un poivre et sel bien taillé contrastant avec son crane quasi rasé nous fait signe du bras en souriant et nous entraîne, au bout du comptoir, vers une porte à galandage. Rien ni dans son apparence, ni dans ses gestes ou son attitude ne le désigne, pas plus que Julien, comme homosexuel. Et pourtant.
Julien entre et je le suis ; sitôt le seuil franchi, il l’embrasse comme un frère. Puis, tandis que l’ouverture s’efface derrière nous, il nous présente :
- « Arnaud … Denis »
Lequel Denis, son prénom est inscrit sur l’agrafe ornée d’un caducée épinglée sur sa blouse blanche, m’attrape sans façon l’épaule d’une grosse patte amicale et me décalque une bise sur chaque joue sans plus de cérémonie avant de nous inviter à nous laver les mains puis à nous asseoir. Il s’ensuit un rapide échange cordial tandis qu’il enfile ses gants :
- « Alors, dis-moi ! Comment vas-tu ? »
- « Bien ! et vous deux ? »
- « Bien aussi ! Tu as bien fait de prendre rendez-vous, je me suis organisé pour être disponible, c’est quand même plus rassurant d’être accompagné dans cette démarche ! »
Et il pose deux boites en cartons siglées VIH et ornées d’un ruban rouge *1, sur la table devant nous. Il les ouvre, étalant leurs contenus symétriquement et insère les dosettes de diluant dans les supports avec l’assurance d’un professionnel.
- « Cet autotest, il en existe plusieurs marques sur le marché, vous permet de connaître votre statut sérologique pour les risques que vous avez pris, enfin, ceux d’il y a plus de trois mois. »
Il nous regarde dans une interrogation muette.
- « Nous avons passé un test sanguin complet, il y a un peu plus de trois semaines, au CDAG et je pense n’avoir pris aucun risque dans les trois derniers mois. »
Julien se tourne ensuite vers moi et je me contente de secouer négativement la tête. Denis nous envisage tour à tour en souriant.
- « Alors, prêts pour le moment de vérité avant la confiance conjugale ? »
Je baisse brutalement les yeux, écrasé par cette question frontale. Denis me demande de lui abandonner ma main et surveille Julien du coin de l’œil.
Il désinfecte la tranche de mon index et s’empare du petit pavé en plastique coloré de l’auto piqueur. Détente. En pressant les chairs, il fait grossir une goutte de sang qu’il éponge avec la compresse puis recommence pour en obtenir une seconde. Il y plonge alors l’extrémité de l’auto test qui l’absorbe par capillarité, me fait remarquer la traînée rose qui indique que le test est en cours, vérifie qu’il en va de même pour celui de Julien puis il met le chronomètre en route.
- « Quinze minutes d’attente ! » dit-il en souriant, confiant.
C’est à ce moment que son portable sonne. Il secoue la tête, importuné mais, après un coup d’œil à l’écran, il décroche en nous adressant une mimique d’excuse.
- « bonjour madame … / … Oui madame, c’est mon mari en personne qui effectue la livraison ! …/… Écoutez, mon mari livre votre établissement chaque jour, madame. …/… Je contrôle moi-même les piluliers de vos pensionnaires et mon mari les livre sans faute. …/… Je vous remercie. Bonne journée, madame »
Ce que j’entends est bien une voix masculine, sans aucune méprise possible, qui pourtant assène tranquillement ce « mon mari » qui me laisse estomaqué.
Ainsi, il existe un monde réel et ordinaire où de grands costauds barbus embrassent affectueusement, sans afféterie et EN PUBLIC, d’autres costauds poilus sur les deux joues sans que retentissent des hurlements au blasphème … puis évoquent naturellement leur « mari » dans des communications téléphoniques avec une responsable de maison de retraite sans que le contrat commercial soit immédiatement déchiqueté et annulé …
Une vie ORDINAIRE a ici trouvé sa place, parallèlement à l’endroit où je vivais et où tous s’observent, tout se sait, où chacun veille jalousement sur un maintien scrupuleux de l’ordre du monde que tous veulent croire immuable et immémorial, où les mentalités sont fermées à l’idée même du changement, alors, pensez donc, le mariage pour tous … où tous continuent farouchement d’en nier l’existence.
La confrontation avec ce que cette réalité a de banal, ICI, m’isole en moi-même quelques minutes, loin de la conversation qui a repris entre Julien et Denis et ce dernier doit me rappeler à lui. Sous mon regard, il pose l’autotest à l’emplacement prévu sur la notice et me fait constater qu’il ne comporte qu’une seule bande témoin, ce qui, me dit-il, indique « très probablement » une séropositivité négative : je ne suis pas porteur du virus. *²
Celui de Julien se révèle tout aussi négatif.
Quoi, c’est si simple ? Cependant, je remercie Denis dont la seule présence m’a sécurisé. Il a conduit cette opération avec l’assurance du professionnel du soin qu’il est, libérant mon esprit que j’ai ainsi pu mobiliser pour considérer mes ressentis, ne pas négliger mes craintes, ne pas cultiver mes inquiétudes et rester serein. Quel confort !
Pourtant, dans nos deux cas, ses annonces ne font que confirmer le résultat du test précédent, dans l’attente de celui qui devra intervenir au terme du délai de conversion sérologique. *3 Or, il n’y avait pas vraiment d’enjeu pour moi ; j’avais en effet un tel dégoût de moi-même, depuis … que je n’avais eu aucune relation.
Jusqu’à Julien.
Tandis que nous marchons vers la voiture, il me glisse à l’oreille.
- « Je pense que nous sommes assez sûrs de nous pour considérer que nous ne faisons pas courir de risque à l’autre, alors, si tu en es d’accord … »
Il s’arrête, me regarde, frotte verticalement ses deux paumes l’une contre l’autre dans un aller-retour de joueur de cymbales.
- « désormais, fini les capotes entre nous ! »
Il me fixe, une lueur au coin de l’œil.
- « Qu’en dis-tu Arnaud ? »
Je hoche sobrement la tête en signe d’assentiment. Étrangement, face à l’apparente accélération des choses, je suis un peu anesthésié.
- « Je te propose de rejoindre Adrien en terrasse, viens. »
Amical72
amical072@gmail.com
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