Saison 7 | Chapitre 1 | Sillons
Le lendemain, je suis aux commandes du tracteur et, derrière moi, j’entends le frottement des socs ouvrant la terre, encore chaude après l’été, la moulant et la renversant en mottes grasses. Je fais quelques pas dans les sillons frais, la terre est souple sous la semelle, l’odeur me monte au nez, avec des notes d’humus et d’automne. J’aime ce travail : tirer de grandes traces rectilignes avec application, griffer la croute de cette terre pour pouvoir l’ensemencer, la faire se couvrir de lourds épis. Labourer, semer, moissonner. J’aime cette idée que je contribue à nourrir le monde, moi aussi, Julien Bonnet.
Moi, un homme gay.
Et je repense à ces quelques jours partagés avec Lecourt.
Moi, je m’étais livré à lui, sans lui cacher grand-chose de moi, il faut dire que je n’avais guère d’autre choix pour espérer le convaincre de mes capacités de stagiaire.
Mais de lui, hors du travail, je ne savais que peu de choses. Certes, on bosse ensemble et on baise. Et pour tout cela, à l’évidence, on s’accorde bien dans nos modes de fonctionnement, on se complète aussi.
Il m’a également convié à des festins extraordinaires, m’initiant comme Babette ses frustres protestants danois dont elle éveille les papilles*. Il m’a encouragé à cultiver ma gourmandise, permis de gouter à d’enivrants nectars et la griserie du vin est souvent le prélude à nos moments les plus torrides. Là aussi nous sommes accordés.
Mais, jusque-là, il restait pour moi une énigme et je n’avais pas cherché plus loin, par une sorte de discrétion.
Lors de cette escapade, je ne l’avais pas « découvert », il ne s’était pas révélé différent ou en contradiction avec ce que je connaissais déjà de lui, au contraire. Mais alors que je ne disposais précédemment que d’une brève notice en guise de mode d’emploi pour cet homme réservé, j’ai réalisé qu’il m’avait, à cette occasion, ouvert la porte sur la totalité de sa bibliothèque intime, dans un dévoilement, retenu, ainsi qu’à son habitude, mais sans aucune restriction, ni cachotterie. Je n’en lirai pas tous les livres, tous ne me sont pas destinés et, à tout vouloir connaitre, j’aurais le sentiment de piller sa vie, comme un soudard ravage une cité conquise par les armes, car il y a là des chapitres, des ouvrages entiers qui restent son seul pré carré. Je le sais et, sans doute, le sait-il également.
Mais cette manifestation de confiance absolue, sans afféterie, achevait, en retour, de sceller définitivement la solidité de ma relation à lui.
Sur le chemin, du retour, sans quitter la route des yeux, il m’avait demandé :
– « ça va Julien ? »
Et j’avais ri ! Cette méthode pour m’engager à parler sans poser directement de question porte bien sa marque. Je me tourne d’un quart sur mon siège, le coude appuyé au dossier, le genou relevé, pour être face à lui, de profil, qui reste le regard rivé sur le ruban routier, un demi sourire aux lèvres. Je tourne et retourne ma langue, j’hésite.
Alors j’enjambe la réponse qu’il attend puisque je ne parviens pas à la formuler clairement, en passant outre, comme si elle était une évidence déjà acquise :
- « je voudrais qu’on réfléchisse à la distribution des prairies avant d’en reprendre les clôtures ; je vais plutôt avancer dans les labours pour nous laisser le temps d’en discuter, non ? »
Il opine du chef, pas dupe ; un rictus amusé creuse sa joue d’une fossette. Je reste un moment à contempler la lumière et les ombres qui jouent sur les poils de son avant-bras tendu et de sa main fixée au volant, selon les obstacles, sur le bas-côté, qui fragmentent la lumière le long de la route. Je peux, en fermant les yeux, retrouver en moi son odeur, jusqu’au contact de cette toison qui s’écrase sous la paume de ma main. Au-delà de sa posture de chauffeur concentré sur sa conduite, je revois ce corps soulevé par la houle du plaisir dans la pénombre, luisant de sueur, soufflant sous les caresses mais restant attentif. Celui dont la bouche et les mains me renversent, à son tour, avec qui je croise le fer, je mêle mes liqueurs. Putain de trésor, précieux autant que fugace, dont la légèreté volatile me serre la gorge. Alors je me rassois dans mon siège, face à la route.
– « quand même, c’était un chouette moment, patron. »
Et c’est ainsi que me voilà, traçant inlassablement des sillons dans cette atmosphère d’humidité automnale, grise de cette légère vaporisation qui brouille le pare-brise et j’ai, dans les écouteurs, « les fourmis rouges » de Michel Jonasz*². En boucle ! Comme un mantra, comme une promesse et aussi comme un défi. A moi-même.
Car là, seul dans ma cabine, isolé dans la ouate de la brume, je peux LE dire, ME le dire, et même, m’essayer à le chanter avec lui : « Ce chemin vert sous les arbustes est protégé / Par les premiers soupirs des tout premiers baisers, / Premier mot d’la première heure, / Première minute de bonheur, / Premier serment partagé. » Avec ce rythme étrange, complexe, que, seul, je ne parviens pas à reproduire parfaitement. Mystères du jazz.
Bon ! je sais manœuvrer les machines agricoles mais je n’aurais pas pu faire carrière dans la chanson … heureusement, il n’y a pas de témoin de mes vocalises. Ces notes égrenées au piano, l’entrée des percussions, sèches, puis les balais métalliques sur les cymbales, cette voix un peu plaintive, nasale et, ensuite, profonde, ce vibrato …
Cette chanson met des mots justes, ceux que l’on aurait aimé trouver soi-même, sur le vertige qui saisit, la conquête, la découverte de cet état qui nous transcende et peut nous rendre tellement forts. « Tu t’rappelles on s’était couché / Sur un millier de fourmis rouges. / Aucun de nous deux n’a bougé. » Une ivresse qui est, à la fois, mise en danger, comme quand il m’embarque dans l’aventure de ce séjour, et refuge lorsque nous nous retrouvons dans le cocon protecteur de la grangette « Tu n’auras jamais peur du vent qui souffle ici. / Pour les scorpions te fais pas d’soucis. / Les mauvais chagrins d’hier / Les orties dans les fougères / Quand on s’aime ils nous aiment aussi. »
Oui, je me sens être moi-même, je suis bien moi, juste, et à ma place, ici, aux Chênaies ! Avec LUI.
J’ai conservé précieusement les paroles que Claude m’avait dites lors de notre retour aux Chênaies après la foire dans un coffret scellé, caché au fond de ma mémoire. Je l’entrouvre pour les entendre sonner à mon oreille, comme un mystère … ou je les confie à une autre voix, me contentant de répéter …
Comme il est doux d’écouter couler des mots qui nous disent cela mieux qu’on n’aurait su le faire !
Même s’ils serrent un peu le cœur quand ils interrogent aussi l’usure du temps qui passe, ses aléas, les inévitables accrocs qu’y fera la vie « Est-ce que quelque chose a changé ? / Couchons-nous sur les fourmis rouges / Pour voir si l’amour est resté / Et voir si l’un de nous deux bouge, / Couchés sur les fourmis rouges. », cette légère mélancolie est un ravissement.
En quelques jours, avec ses propositions d’installation d’abord puis lors de ce séjour, « IL » a tout bousculé, bouleversé, il nous, pardon, il M’a assis sur les fourmis rouges ; est-ce que j’ai bougé ? Où en suis-je dans ma vie ?
Est-ce que, demain, nous saurons triompher des multiples embuches, des tensions, des malentendus ? Et cette incertitude fait toute la mélancolie de cette mélodie, sensuelle et obsédante, bercée par le groove inspiré de Jonasz. Hypnotique.
Non, je me fiche bien de demain !
De demain et de tout ce qui pourrait advenir. A chaque jour suffit sa peine et le pire n’est jamais certain …
OUI ! Rien que pour cette vague qui me chavire et me porte AUJOURD’HUI, le jeu en vaut la chandelle ! Ô combien !
Alors je laboure, sans relâche. Je grave mon sillon dans cette terre.
– « Ah enfin, Julien ! Je commençais à m’inquiéter, tu as vu l’heure ? »
- « Pardon Monique, mais j’ai voulu terminer le travail et la simple pensée de ta soupe m’attendant au coin du feu me réconfortait et m’encourageait »
Et je l’enlace à deux bras pour l’embrasser sur les deux joues, tant il est bon, après la fraîcheur du soir, de retrouver une assiette gardée au chaud par quelqu’un qui pense à vous.
Et qui vous autorise à dire « je suis heureux ! »
Même moi, Julien Bonnet, un homme gay !
" Tôt ou tard, où que nous vivions, il nous faut partir en diaspora, nous aventurer loin de nos parents biologiques pour découvrir notre famille logique, celle qui, pour nous, fera véritablement sens. Il le faut, si nous ne voulons pas gâcher nos vies. ... »
Armistead Maupin in Mon autre famille – Mémoires.
Armistead Maupin est l’auteur des célèbres « Chroniques de San Francisco ». Et, pour illustrer son propos : https://www.youtube.com/watch?v=88sARuFu-tc voici l’incontournable « smalltown boy » dont vous lirez les paroles & traduction https://www.lacoccinelle.net/255473-bronski-beat-smalltown-boy.html
* film « le festin de Babeth »
* Michel Jonasz au Casino de Paris
Et pour ne rien perdre...
Amical72
amical072@gmail.com
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