1 | Crânement
Le récit d’Arnaud
Tout avait fonctionné comme sur des roulettes : quand Adrien et Toni étaient arrivés aux Chênaies, les chevaux étaient prêts. Julien avait alors pris Toni sous son aile, j’avais présenté le cheval sellé d’Adrien qui l’a détendu dans le cercle. Aussitôt qu’il l’a quitté, j’ai amené la petite jument et Julien a mis Toni en selle. En douceur. Avec mille précautions.
J’arrive maintenant à jouer le parfait palefrenier.
En mettant pied à terre, Toni avait l’air ravi.
C’est alors que Julien m’a mis en selle à mon tour. Je réalise que j’en crevais d’envie ; comment rester insensible à ces bêtes aussi craintives que puissantes dont je m’occupe chaque jour ? J’étais flatté aussi. De l’attention que me portait ainsi Julien, même si, de la sorte, il me mettait en avant quand je voulais absolument rester dans l’ombre.
Et j’ai réussi à rester en selle, n’écoutant que les conseils d’un Julien judicieusement rassurant. Moi, je ne connais des chevaux que les histoires que j’ai entendues, enfant. Ils ont disparu de nos fermes légumières depuis bien longtemps et je n’avais jamais chevauché leur large dos auparavant. Alors oui, j’étais heureux, moi aussi, en mettant pied à terre. Et Julien ne m’en était que plus … J’espère que Toni ne s’est rendu compte de rien.
Puis nous avons tout remis en place et Julien nous a fait goûter un Bourgogne blanc. Et là encore, son entrain est communicatif, autant que son vin est bon. Puis Adrien est arrivé et ils ont commencé à déconner. C’était si drôle, je ne m’en tenais plus de rire, il y avait si longtemps … que j’avais oublié ce plaisir. Boire entre hommes et rigoler de nos bêtises.
Alors, quand j’ai renversé mon verre sur moi, me salissant moi-même, j’aurais hurlé à l’injustice. Je m’étais dépouillé, j’avais disparu, expiant l’opprobre que ma faute initiale a jetée sur ma famille, j’avais roulé dans le ruisseau. Puis j’avais rampé, jusqu’à, enfin, retrouver une utilité, modeste et laborieuse, restant soigneusement tapi dans l’ombre et soudain, simplement parce que j’avais cédé au plaisir de trinquer en riant, je me souillais moi-même publiquement et, ultime pénitence, je gâchais irrémédiablement ce bon vin dont j’avais eu l’impudence de me régaler, comme s’il ne pouvait m’être destiné.
Y avait-il un doigt vengeur implacable pour me désigner ainsi ?
Alors, je m’étais dressé, révolté, claquant la porte derrière moi. Je m’étais rincé, changé, décontaminé. J’avais recomposé une mine contrite pour m’excuser au retour mais à leurs regards, j’ai compris ma bourde.
En me réfugiant spontanément dans la chambre de Julien, je nous ai trahis.
Et personne n’est dupe !
J’aurais disparu par un trou de souris, rouge de confusion.
Quand Adrien s’est arraché à son fauteuil, faisant claquer ses mains sur les accoudoirs, j’ai tendu une nuque prête à la hache du bourreau. Je m’étais leurré, croyant trouver un havre où je pourrais passer inaperçu alors que j’étais devant mes juges et montais à l’échafaud.
Mais le voilà qui enveloppe chaleureusement mes épaules de son bras.
- « Quelquefois, on croit devoir taire les choses alors que de toutes nos forces et avec tous nos moyens, on les proclame ! »
Puis, gentiment, il me raccompagne sur le canapé, aux côtés de Julien, me rend mon verre, me sert en souriant.
Je suis « considéré ».
Et sidéré d’être considéré. Alors que tout proclame à la face du monde que je suis un de ces maudits enculés, la terre ne s’ouvre pas sous mes pieds, je ne suis pas consumé par les flammes de l’enfer comme on me l’avait prédit ?
Tout à rebours, on m’accueille, me congratule, on trinque à ma santé ...
Existe-t-il un monde pour les hommes comme moi ?
Et lui, là, à mon côté, lui que je regarde ; lui de qui « on » se moque, mais attention ! Seulement de loin, dans son dos, avec la prudence de ceux qui redoutent sa force, sait-on jamais, s’il se montrait menaçant ; lui qu’on désigne pourtant par son infamie et que j’ai approché, espionné, cherchant sur lui aussi les marques boueuses de l’abjection, en vain, avant d’aller me jeter à ses pieds ; lui !
Voilà qu’il me sourit, avec cette compréhensive gentillesse dont il fait preuve avec moi, depuis notre première fois, comme s’il m’avait découvert à ce moment précis.
Alors que je n’avais connu que l’irrépressible, aveuglante et impérieuse éclosion d’une pulsion quasi animale, dépouillée de tous les habillages sociaux et des pudeurs qui la rendraient acceptable, il m’a, lui, lentement, précautionneusement enveloppé dans une sidérante et irréelle protection, avec ses bras, son lit, sa chambre, où j’ai trouvé un peu de paix et de repos.
Alors quand il pose sa grosse paluche sur ma cuisse, c’est d’abord l’habituel et insupportable feu qui me brûle, celui du bûcher d’expiation qui m’embrase.
Puis monte en moi mon propre refus, forcené, qui se met à hurler « NON ! » à mes oreilles. Et je me retourne, posant à mon tour ma main sur la sienne, je le regarde en face, crânement !
De son discours, ensuite, ne me parvient pas le sens. Aucune importance ! Seulement la musique. Celle de sa voix basse, presque monocorde, mais ferme ; une voix qui vient cimenter les fragments de moi-même en un minuscule noyau de volonté vitale, un fragile germe volubile, l’amorce d’un élan résistant au concert des lazzis qui, venus de toutes parts, m’avaient enseveli. Car sa main sur moi est comme un fil de vie qui me guide vers un filet d’air frais, un rayon de lumière, un espoir. Et qui me relie à lui.
Alors, j’avance, tel un automate à l’extérieur, et à l’intérieur concentré sur cette flammèche qui tremble en moi.
*Chaque année, partout dans le monde, tant de violences, de mépris pour des personnes PARCE QU’elles sont LGBTI ! En réponse, voici « de l’amour » avec 70 Personnalités engagées dans ce clip de l’association « Urgence Homophobie »
Amical72
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