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4 | Récits croisés
Toni : Quand le réveil sonne, je bondis sur mes pieds et m’active, comme d’habitude. Mais voyant qu’Adrien reste détendu, je réalise que, lui, ne travaille pas aujourd’hui. Cependant, son regard sur moi est insistant, scrutateur et finit par m’alerter.
- « Qu’y a-t-il ? »
Il sourit, amusé.
- « A quelle heure penses-tu terminer, ce soir ? »
Pour anodine qu’elle soit, la question me déconcerte.
- « J’ai un TD jusqu’à dix-sept heures, le temps de rentrer … pourquoi ? »
- « Tout simplement, parce que j’ai envie de passer un moment avec toi. Je passerai te chercher, disons … à dix-sept heures trente ? »
J’acquiesce avec empressement mais ne peux m’empêcher de repenser à hier soir, à ma funeste méprise et à ce moment de capitulation absolue qui s’en est suivi puis à ses mains qui se sont faites si douces pour venir me ramener à lui.
J’en garde un hématome à l’âme, c’est la marque de mon affaissement, de ma vulnérabilité proclamée, une faiblesse coupable et indélébile qui, c’est une certitude, m’aura irrémédiablement terni à ses yeux. Et je m’efforce de surmonter la mélancolie désabusée qui m’envahit et de faire bonne figure.
- « Formidable ! Bon je file, je suis déjà en retard. »
Mais quand je m’approche de son tabouret pour l’embrasser en passant, le piège de ses bras se referme sur moi ; m’emprisonnant, il me bâillonne d’un baiser très tendre. Puis il passe sa main comme un chiffon sur mon front et me serre contre lui, la bouche à mon oreille.
- « Bonne journée, mon p’tit chat dont je veux effacer la tristesse. »
Attention ! Je ne supporterai pas qu’il ait pitié !
Julien : J’attends Adrien ! Les deux chevaux sont sellés, harnachés et ils piaffent déjà. Tout comme moi ! J’ai envie d’une longue chevauchée avec lui, mon presque fils, dont je suis si fier et d’autant plus qu’il me reconnaisse pour tel !
Une longue chevauchée … Son père nous regardait partir avec une once d’inquiétude dans les yeux, ayant scrupuleusement vérifié les sangles et exigé que nous portions ces casques matelassés censés nous protéger en cas de chute. Mais nos montures avaient le pied sûr et nous, soif de cette ivresse, de cette puissance qui se développe entre nos cuisses de ce martèlement, du vent à nos oreilles.
Quand il arrive, son efficacité aiguisée traduit une impatience similaire à la mienne … Nous voilà partis ! Nous avons tant de choses à nous dire, à la faveur du pas ou de ce trot cadencé qui nous fait avancer, botte à botte. J’ai souvent recueilli sa parole, un parrain plus témoin attentif à tout ce qui a pu l’agiter que conseiller, si ce n’est pour lui indiquer des alternatives qu’il n’avait pas exploitées et le laisser décider seul, avec ses parents.
Mais ce matin, j’ai moi aussi besoin d’évoquer Arnaud et les coups d’œil narquois qu’il m’adresse n’ont d’autre objet, d’ailleurs. Il m’encourage d’un « raconte comment ? »
- « Pff ! Je n’avais rien vu ! Il bossait pour moi depuis quelques mois déjà et puis, un de ces jours derniers, j’ai eu une « visite », suivie d’une petite gâterie dans les écuries, à la suite de quoi, il m’a dit « j’offre les mêmes services chef ! » J’en suis resté sur le flanc ! »
Il pouffe !
- « Je crois que j’avais bénéficié de la même gâterie auparavant ! » Puis il ajoute, docte : « très agréable d’ailleurs ! » mais aussitôt, il arbore une moue d’incompréhension.
« Mais je n’en ai plus de nouvelle de Stéphane, comme s’il avait peur d’y prendre goût … Un insatisfait chronique qui jette aussitôt ce qu’il vient d’obtenir ? * »
On se regarde et on rit, complices ! Puis, je reprends.
- « Arnaud, lui, a une histoire difficile. Il était marié. Il a été surpris en pleins ébats ; ils l’ont chassé, comme un paria déshonoré. Il est ensuite passé par la Communauté et c’est par eux qu’il est arrivé aux Chênaies … » Je laisse un silence : « il se reconstruit. » Je hausse les sourcils, l’air soucieux : « cependant, il n’avait pas vraiment envisagé de faire son coming out, hier. »
Mais je vois Adrien s’assombrir et baisser les yeux sur ses mains fixées sur l’encolure.
*Suzane chante « l’insatisfait » qui « veut plus et toujours plus , une seule chose suffit pas / s’il peut toucher la lune, il la jettera quand il l’aura / … » https://www.youtube.com/watch?v=93FaazBrGxs
Adrien : « Hier soir, après le dévoilement forcé d’Arnaud et ton intervention, Julien, j’ai ajouté un mot, souviens-toi, évoquant le départ de notre histoire avec Toni, la façon dont il m’a interpelé dans les coursives de la fac et qui a piqué mon orgueil, comment je l’ai ensuite bousculé avant de réaliser qu’il ne cherchait qu’à me plaire … et de rendre les armes.
Le croiras-tu, Julien ? Il a pris cela pour une mise en cause quand je croyais faire amende honorable. Du coup, il était si abattu que … »
Ses yeux se perdent au loin et sa bouche se pince.
- « Je me suis appliqué à le relever avec autant de précautions que faire se peut, à lui témoigner toutes mes attentions mais je ne sais comment il se voit dans mes yeux après m’avoir montré cet effondrement. Il était totalement défait.
Or quand Toni me confronte à une difficulté, je ne parviens à envisager d’autre issue que celle d’une fuite en avant, de m’engager encore davantage avec lui, illustrant le précepte de Pierre Reverdy : « il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. »
Cependant, s’il ne parvient pas à me faire confiance, si jamais notre relation tournait court, ces avancées ne feraient que rendre la séparation plus difficile, car, plus je me serai engagé de la sorte, plus il me faudra me déjuger, avec la blessure sentimentale en sus. »
Je ris.
« Pourtant, je vais tenter quelque chose car, indéniablement, ce garçon a su me toucher. Avec ses yeux de velours qui me convoquent, il sait me faire bander et il ajoute à ma vie. Il a rompu ce charme glacial, cet isolement présomptueux dans une bulle matériellement confortable qui me rendait inaccessible et me consacrait au seul service de mon ambition professionnelle. Son impertinence, sa volonté, sa naïveté m’ont rendu aux irremplaçables bonheurs des aléas émotionnels de la vie.
Imagine : Même sa mère m’a adopté ! »
Julien : Pendant quelques instants, je laisse Adrien savourer cette adoption maternelle spontanée. Je me suis toujours interdit de commenter le moins du monde ce que pouvait faire, taire ou dire sa propre mère, opposant un inébranlable mur de silence dès qu’elle était évoquée. J’avais vu, dès mon premier jour aux Chênaies, combien elle pouvait se raidir, inflexiblement dure sous l’effet de sa douleur personnelle et Monique et moi avons trop souvent consolé le petit garçon pour que je sois surpris de le voir s’étonner de cet élan, pour lui si inhabituel.
Ensuite, je recentre sur d’autres préoccupations.
- « J’emmène Arnaud en ville en fin d’après-midi. J’ai pris rendez-vous avec mon pote pharmacien. Quand nous passons un autotest, * il vaut mieux qu’un soignant de confiance soit présent pour en donner le résultat ... au cas zou. Nous sommes dans les délais raisonnables après le précédent, alors une petite piqure, puis quinze minutes d’attente pour avoir confirmation …
Rends-toi compte, il a quarante-quatre ans et « il n’a pas l’habitude des capotes ! » Je crois qu’il n’a connu que maman, qu’il a rapidement épousée, et ce mec-là, qui lui a fait le cul à la hussarde ! Pfff ! La misère ! »
Adrien s’esclaffe : « Quelle chance, il a eu de te rencontrer, Julien ! En ta compagnie éclairée, il devrait promptement rattraper son retard ! »
Soudain, il me jette un regard des plus innocents :
- « Et statistiquement, il a maintenant droit à un peu de bonheur, non ? » Puis, ses yeux dans les miens, il ajoute : « et toi, je suis heureux de te voir revenir à la vie ! »
Son visage se fend alors d’un large sourire, il presse son cheval qui prend le galop et je retiens le mien, le temps de lui rendre dix mètres avant d’en faire autant.
* Autotest de dépistage du VIH. Ne faites pas un test seul, dans votre coin, faites-vous aider d’un professionnel du soin dans cette démarche.
* Zazie chante pour « Adam et Yves » son amitié particulière
Amical72
amical072@gmail.com
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