1 | I’m your man
Le récit de Julien
Cyrille, le fils unique d’un commerçant particulièrement homophobe du bourg voisin, s’est jeté à mon cou et je n’ai pas tardé à comprendre qu’il m’avait choisi pour le dépuceler.
Puis il est revenu. Et encore.
Alors que je travaille un poulain en longe, il me rend à nouveau visite à l’improviste, mais Lecourt fait soudain une brève apparition. Malgré ses réticences, peut-être même à cause d’elles et du piquant de la situation, j’ai servi à Cyrille une gâterie déterminée et efficace dans l’écurie. Le risque d’être surpris et sa brièveté ont décuplé l’intensité de sa jouissance.
Cyrille parti, le tourbillon de mes hormones qui obscurcissait momentanément mon discernement se dissipe. Et je reviens naturellement vers Lecourt.
Mon mec.
Il y a les péripéties de la vie, je ne néglige ni, surtout, ne méprise aucun Cyrille, aucune de ces merveilleuses opportunités que je peux croiser et puis, il y a Lecourt ! Et chaque péripétie, rapidement épuisée, me renvoie plus puissamment vers lui.
Lecourt, c’est d’abord, lors de notre rencontre, une séduction mutuelle immédiate qui devient instantanément dévorante puis une conquête en même temps qu’une patiente construction : celle d’une confiance et d’une loyauté absolue entre nous.
Paradoxalement, le fait qu’il soit marié et, bientôt, père, nous a été bénéfique. Sa double vie nous a contraint à une réciproque mansuétude bienveillante, à distinguer ces essentiels, qui nous soudaient, de tous les aléas, obligations, compromis, pulsions et, surtout, du poison de la jalousie et de l’exigence d’une illusoire monogamie. Et nous avons su les surmonter.
Je sais que je lui dois ce que je suis aujourd’hui mais que lui aussi me doit ce qu’il est devenu, sa propre émancipation. Détaché des obligations du quotidien qu’il m’a déléguées, réalisant ainsi un de mes souhaits parmi les plus chers, il a pu prétendre et assumer ses fonctions d’élu consulaire, s’essayant à un niveau supérieur d’organisation, une régulation collective où il a pu exercer sa réelle humanité et son calme apaisant.
Du moins est-ce ainsi que je le vois, lui.
Je le retrouve dans le bureau, consultant mes résultats, enfin, les résultats de la ferme, puisque j’en suis aujourd’hui entièrement comptable. Et nous nous retrouvons instantanément à discuter technique et assolement à venir, ce territoire commun et familier qui nous rassemble.
Soudain, il est secoué d’un petit rire et une lueur sarcastique s’allume dans son regard. Alors je l’interroge d’un coup de menton. Il hoche la tête.
- « Le pauvre garçon, je me demande comment ce cher Patrick prendra cette nouvelle ... »
Je lui explique alors brièvement comment Cyrille m’avait littéralement « sauté aux prunes », ayant jeté son dévolu sur moi pour faire ses premiers apprentissages, mais sans développer plus avant et sans non plus dévoiler ma mesquinerie, ma tentation d’utiliser cette opportunité pour me venger de l’homophobie de Patrick, qui avait achevé de faire céder ma prudence.
- « Je reconnais bien là tes dispositions à jouer le bon samaritain, Julien. » et ce, sans se départir d’un air contrit inoxydable comme s’il était absolument dupe de ma version.
Comment fait-il ? Le diable d’homme.
Puis il relève les yeux vers moi.
- « En fait, je suis venu te proposer de m’accompagner. » Après une moue, il poursuit : «Ce n’est que pour une soirée, mais je pense qu’elle te fera plaisir. »
Quand je dis que c’est un diable d’homme !
Depuis le début, j’avais vingt ans et lui quarante, ces escapades clandestines et à l’improviste illuminent « ma vie avec Lecourt » et j’ai rapidement compris que ma disponibilité, ma curiosité jamais démenties et ma joie non feinte, cependant associées à une certaine bonne éducation qui les rend « convenables », ont fait de moi un partenaire parfait de ces discrètes agapes. Mieux ! Mon enthousiasme communicatif, mes appétits rayonnants nourrissent et décuplent son plaisir.
Et c’est sans compter que ces échappées abritent également nos étreintes, bousculant la routine de nos habitudes, leur offrant juste ce qu’il faut d’inaccoutumé, d’inespéré parfois, qui les renouvelle, les rafraîchit ou les alanguit dans un temps inhabituellement étiré.
« If you want a lover / Si tu veux un amant / I'll do anything you ask me to / Je ferai tout ce que tu me demanderas / And if you want another kind of love / Si tu veux un autre genre d'amour / I'll wear a mask for you / Je porterai un masque pour toi / If you want a partner / Si tu veux un partenaire / Take my hand / Prends ma main / Or if you want to strike me down in anger / Et si tu veux me frapper parce que tu es colère / Here I stand / Je suis là / I'm your man / Je suis ton homme ... »*
Chaque fois que Lecourt m’embarque pour une de ces aventures, j’ai su cultiver ma capacité à émerveiller cet inattendu, le rendre lumineux, à transfigurer ces détails qui en sont le sel, à faire de ces occurrences inespérées un trésor fugace dont je nous réjouis. Vivre !
Vivre, quand mon destin semblait devoir être celui d’un marginal, d’un paria. BIEN vivre, comme une revanche, autant de joies arrachées aux prédictions de malheur et de solitude.
Alors nous avons diligemment pris toutes les dispositions nécessaires, jeté dans le coffre un maigre baluchon pour une courte absence de vingt-quatre heures, endossé une tenue estivale de vacancier. Il m’a lancé les clés de la berline et j’ai roulé en suivant ses indications.
Nous sommes « entre parenthèses. »
Et ces parenthèses nous protègent, elles rendent ces rares moments de paix invisibles aux forces maléfiques qui rodent alentour. Je pilote cette voiture comme un tapis volant qui nous emporte vers … je ne sais où et j’en suis ravi, et avec cet homme, à mes côtés depuis plus de vingt ans déjà, comme en témoignent les fils blancs qui marquent ses poils et ses cheveux.
J’ai mis Mozart, le concerto pour clarinette. Il a tant été repris que tout le monde l’a dans l’oreille, moi le premier, si bien que j’en chantonne les thèmes, faux, ainsi qu’à mon habitude, faisant sourire le patron. Il n’empêche ! Mozart devrait être prescrit en médication et remboursé par la Sécurité Sociale ; même quand il nous tord le cœur comme dans ce mouvement lent, qu’il nous laisse essoré, cul par dessus tête, la larme à l’œil, il ne nous abandonne jamais dans une irrémédiable dévastation mais plutôt presqu’heureux d’avoir, dans la poitrine, un organe capable de battre si fort.
Un hoquet de rire soulève les épaules de Lecourt.
- « Faire de toi un paysan était faire œuvre de bien public sinon qui sait à combien de malheureux tu aurais pu irrémédiablement casser les oreilles si nous t’avions laissé entamer une carrière de chanteur. »
C’est vrai, je le sais, j’en souris.
Il s’est tourné vers moi dans son siège et a posé sa main gauche sur mon dossier. Puis, subrepticement, elle a glissé pour venir envelopper mon épaule. Son pouce pesant sur ma clavicule, les autres se frayent délicatement un passage entre mes cheveux, que je porte courts ainsi qu’à mon habitude, et le col de mon polo jusqu’à atteindre ma peau. Qui, aussitôt, frissonne. Mon ventre se creuse.
- « Julien est toujours chatouilleux ! »
Je souris plus largement, rien de plus.
Mais je me garde bien de tout mouvement qui ferait instantanément s’évanouir ce charme si délicieux, ni de rétorquer quelque protestation que ce soit. Dans cet habitacle en mouvement qui nous enveloppe, nous isole, nous protège, il vient de renouer ce mystérieux fil charnel que nous tissons patiemment et avec malice depuis toutes ces années. Parmi le milliard de perceptions du monde environnant qui me parviennent en cet instant, la profondeur de champ s’est creusée et la mise au point s’est faite, précise, brûlante, sur ces légers contacts sur ma nuque hérissée, la pulpe de ses doigts, le frémissement de sa peau sur la mienne.
Je suis tout entier à ma conduite, aiguisé, attentif et tout autant projeté vers ce qui ne pourra qu’advenir entre nous, salivant à l’avance de toutes les étapes qui vont retarder, entraver, différer sa concrétisation et d’autant la magnifier. Patience et délicieuse attente.
Un diable d’homme, disais-je.
Amical72
amical072@gmail.com
* I’m your man » par Léonard Cohen 1988
* Un court extrait (2’30) du concerto pour clarinette K622 de Mozart avec Raphaël Sévère en soliste. Ce jeune instrumentiste précoce, il est né en1994, est un virtuose français désormais internationalement reconnu.
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