1 | Je vous veux – Le récit de Julien.
Damien, de retour à Saint Martin, m'a invité à passer pour boire un verre en fin d'après-midi et c'est bien volontiers que j'ai accepté. En cette fin d'automne, j'ai commencé la tâche ô combien monotone des labours. Les jours, uniformément gris, ont sévèrement raccourci et je ne dédaigne pas quelque amicale compagnie pour égayer d'une aimable discussion des soirées humides qui peuvent, parfois, paraître interminables.
Quand j'arrive, le jour est tombé. Damien m'accueille pieds nus et en peignoir et, dés la porte refermée, une chaleur confortable m'enveloppe. Chouette, il a fait du feu dans son poêle à bois. J'accroche ma veste à une patère et, par mimétisme, je retire mes éternelles bottines, puis mes chaussettes. Mais, quand je me relève, Damien ne s'efface pas pour que nous rejoignions le salon comme je m'y attends ; l'air mystérieux, il s'approche de moi et me glisse :
- "Cet après-midi, en prévision de ta visite, je suis allé au bourg faire quelques courses et, en sortant de la boulangerie, voilà que quelqu'un m'interpelle. Quelqu'un que je ... connais BIEN ! "
S'accompagnant d'un haussement de sourcil qui se veut cocasse et que souligne une volte de la main, il reconnait, ironique, que les fréquentations qu'on lui voit ont "probablement" pu permettre de déduire ses attirances.
Alors qu'il nous cantonne dans l'entrée exiguë, il se rapproche encore de moi, pose sa main droite bien à plat sur mon torse et poursuit d'une voix plus sourde.
-" Toujours est-il que dans les confidences qu'on échange plus facilement ensuite, sur l'oreiller, cette personne m'a spontanément parlé de toi et m'a confié t'avoir encore croisé très récemment mais que ... tu ne lui as pas paru disposé à faire plus ample connaissance."
Damien se mord la joue.
-" Ce qui m'attristait autant que lui, d'autant qu'il est fort serviable, alors ..."
Il m'intrigue ; que se passe-t-il? Sourcils froncés, je l'interpelle silencieusement du menton. Il rit silencieusement, l'oeil taquin, recule lentement en m'entraînant à sa suite mais sa main modératrice reste pressée sur mon sternum comme pour me retenir de me précipiter. Son regard m'indique où diriger le mien. En deux pas, le salon se dévoile à ma vue. Un des fauteuils, que je vois de dos, est occupé.
Deux grandes jambes nues et poilues terminées par de grands pieds croisés en flexion enjambent l'accotoir, dessinant des dents de scie. Le reste du corps est tassé sur l'assise et seul, un toupet chatain et bouclé surmontant deux yeux clairs et inquiets dépasse, au ras du dossier.
Un rire de soulagement secoue alors mon ventre.
-" Bonjour David."
Il a lentement déplié sa carcasse jusqu'à se dresser à genoux sur l'assise du fauteuil, flottant dans son tee-shirt gris trop vaste, l'oeil incertain, la bouche imperceptiblement tremblotante. En quelques enjambées nerveuses, Damien le rejoint et, rassurant, lui passe une main dans le dos. A mon tour, j'approche posément en lui tendant la mienne largement ouverte qu'il regarde, indécis. Son regard passe de la paume aux doigts en étoile à mes yeux puis retour comme s'il ne savait quelle contenance adopter face à cette proposition qui ne correspond sans doute pas à son attente. Il finit par la saisir, un peu précipitamment.
- "Bonjourrrr ..."
- "Julien ! Bonjour David / bonjour Julien."
Il opine, sourit mollement et répète :
- "Bonjour Julien."
Ma seconde main vient recouvrir la sienne que je n'ai pas lachée. Je lui souris, le plus courtoisement possible mais, malgré le charme de sa chevelure et de sa barbe de pâtre, malgré ses jolies dents régulières, il conserve quelque chose de mou et de fuyant dans l'eau de ses yeux qui m'alerte, comme le feu rouge d'une alarme qui clignote en moi et m'invite à nouveau à une prudente retenue, me limite à la simple convenance.
Je m'astreins pourtant à me montrer aussi chaleureux que possible.
- "Comment vas-tu depuis la dernière fois que l'on s'est vus, David?"
Ma main recouvrant les siennes s'essaie à l'encourager, hésitant entre le tapotement et la caresse furtive. Il garde les yeux baissés, hausse une épaule résignée.
- "Rien de spécial, le train train, le boulot, ..."
Je repère une ondulation du tissu gris ; Damien vient de glisser sa main dans son dos, soulevant le tee-shirt du damoiseau qui ne peut réprimer un frémissement. C'est presque rien mais ce sursaut, ce voile d'abandon dans ses prunelles élargies qu'il tourne soudain vers moi, ce soupir presque alangui, le ramène dans un champ qui m'est familier et nous ouvre à un code commun.
J'entrevois la possibilité d'un dialogue et souris de voir la rencontre ainsi pimentée par un zeste d'inconnu qui pique ma curiosité.
Damien a incliné la tête vers lui comme pour juger de l'effet produit alors qu'il augmente l'amplitude des mouvements très lents de son bras qui balaient maintenant toute l'échine du garçon dont la seconde main vient se raccrocher en hâte au dossier comme à une bouée, pour ne pas chavirer.
- "David travaille à la maison de retraite désormais, m'a-t-il appris. Maintenant qu'il a obtenu son diplôme d'AMP, il s'occupe des vieux et il fait ça très bien, David, s'occuper des autres, pas vrai ?"
David, bouche entrouverte, a simplement dégluti et battu des paupières sur un regard flottant d'égaré ; son trouble d'emprunté qui boit la tasse m'invite à être magnanime.
- "Je te dois des excuses pour l'autre jour devant la boulangerie. J'avais quelque chose de préoccupant en tête et je n'étais pas vraiment disponible quand tu m'as salué."
Ma main remonte pour une tape amicale sur son bras et je ne force qu'à peine l' encouragement que veut lui dispenser mon sourire.
-" Mais nous allons faire un peu mieux connaissance au cours de cette soirée ..."
Damien a tourné la tête, interrompant d'un coup ses caresses.
- "Je crois que le poêle s'éteint ..."
Aussitôt, David saute sur ses pieds.
- " Je m'en occupe!"
Et il se précipite, s'assoit au sol, une de ses grandes jambes nues sous lui et l'autre repliée à la verticale. Il ouvre calmement le hublot, ajoute trois des buches fendues empilées à côté, referme, règle le tirage, décendre d'un aller-retour énergique de la tirette. La flamme a bondi dans un vrombissement puis elle s'assagit en flammèches qui courent sur le bois.
Accroupi, il semble concentré sur sa tâche. Damien et moi échangeons un clin d'oeil entendu et nous écroulons, chacun dans un fauteuil, jambes étendues, déjà vaincus. Une fois la combustion relancée, David se relève sans quitter le foyer des yeux, il fait un pas dans ma direction ...
Ma précipitation, la vivacité de mon mouvement de retrait quand, par inadvertance, son mollet entre en contact avec mes pieds nus fait l'effet d'un raffut et ne passe pas inaperçu. Comme pour se soustraire à une sévère brûlure, David reflue précipitamment vers le fauteuil de Damien qui fronce les sourcils avant d'affecter à nouveau un grand sourire d'hôte soucieux du bien-être de ses invités.
- "Bien, il est prévu de boire un verre et je nous ai débouché un blanc d'Alsace."
Encore une fois, David saisit l'opportunité et le devance :
- " Je m'en charge, j'ai vu ce que tu as préparé."
Et il s'éloigne dans le flafla rapides de ses pieds nus sur les tomettes. Calé dans son profond club en cuir, Damien gronde sourdement.
- "Que vous arrive-t-il monsieur Bonnet pour que vous jouiez ainsi les rabat-joie et persistiez à impressionner ce grand garçon tout simple qui ne demande qu'à nous plaire ? D'où vous vient cette prévention à son égard ? "
D'un énergique mouvement de tête soutenu par une moue ironique, je tente de réfuter son soupçon, lui indiquant d'une rotation de la main que je lui expliquerai ultérieurement car déjà le pas de David portant le plateau tintinabulant se rapproche.
C'est un tout autre garçon qui contourne nos sièges, marchant très droit et portant bien haut le plateau, comme s'il officiait dans une grande maison avec une assurance souriante, comme s'il avait repris pied en se drapant dans une compétence toute professionnelle. Il semble également avoir retrouvé son entrain, versant d'une main de maitre le liquide pâle dans les verres à la haute jambe verte, concluant par cette sèche rotation et la cassure du poignet qui empêche la dernière goutte de s'échapper. Puis il essuie le col et replace la bouteille dans le rafraîchissoir.
Debout à égale distance entre nos fauteuils, saisissant un verre dans chaque main, il se retourne vers nous, fléchissant cérémonieusement sur ses mollets pour me tendre le premier puisque je suis l'invité, puis présenter le suivant à Damien avant que, d'une pirouette, il ne s'empare du troisième. Les bras se lèvent, les verres s'entrechoquent et tintent et les pupilles brillent d'une connivence libertine et joyeuse et, cette fois, personne ne semble en reste.
Avant de déguster la première gorgée, le jeune homme fait preuve d'un méticuleux savoir faire d'amateur de vin que je valide d'une lippe approbatrice, Damien l'intercepte et la souligne du hochement de tête satisfait de celui qui voit ses tentatives d'ambassade relancées.
Puis, quand David s'incline vers moi, une assiette de toasts charcutiers à la main, je vois, derrière lui, s'allonger le bras de Damien pour une caresse qui ne trouble en rien le sourire affable que m'accorde le bénéficiaire, lequel lui présente ensuite le plat. Enhardi, je pose à mon tour délicatement une main qui se veut légère à son flanc sans qu'il se dérobe.
- "Sais-tu, David que ce n'est pas la troisième fois que nous nous croisons mais la quatrième ?"
Ses doigts refermés en pince autour d'une rondelle de pain grillé surmontée d'une lamelle de pâté dans un périlleux exercice d'équilibriste, celui du jongleur qui veille à ce qu'aucun des anneaux qu'il vient adroitement de lancer en l'air ne s'écrase au sol, David se redresse fièrement pour un salut au public consacrant son extraordinaire habileté par des regards admiratifs.
- "Ah bon!" dit-il en relevant un sourcil dans un étonnement très convenu.
Effet de l'attraction terrestre ? Ma main a cascadé pour venir s'accrocher par l'intérieur à son genou nu, en position exactement symétrique à celle de Damien qui effleure lentement l'autre jambe depuis le creux de la cuisse jusqu'au renflement du mollet, remontant en éraflant de ses doigts en griffes tout en affichant sa curiosité du développement qui devrait suivre.
- "Il y a quelques jours, au sauna. Tu tenais compagnie à Sébastien, un de mes collègues, ..."
Mes mains se libèrent, l'une se déleste de mon verre, l'autre abandonne à regret la peau de David, pour accompagner ma description de gestes éloquents.
- "... de ma taille, un vrai costaud, cheveux et barbe courte ..."
- "Ah! Il s'appelle Sébastien !"
David prend le temps de macher sa tartine, les yeux au plafond puis il poursuit d'un ton enjoué.
- "Quand il vient au sauna, il fait le nouveau venu, celui qui ne connait personne, l'effarouché qui ne s'aventure pas dans les zones non éclairées. Quand tu le croises, il évite ton regard, baisse les yeux, s'écarte ou s'efface pour te laisser passer."
Ses épaules se soulèvent quand il pouffe : "C'est pourtant devenu un habitué."
David sourit, hoche de la tête, rêveur. Damien se relève posément et s'approche de lui, sa main se pose sur sa taille puis son bras s'enroule. David reprend.
- "Pour l'attraper, il faut lui sauter dessus à l'improviste au détour d'un couloir, lui montrer clairement qu'on lui propose direct la botte et s'empresser de vérifier qu'on obtient de lui le ferme redressement escompté, saisissant la preuve irréfutable qu'il va rapidement nous précipiter dans la cabine libre la plus proche.
Je l'aime bien, il est gentil ! Fort et doux à la fois, mais, attention, sitôt l'affaire faite – là, David frotte rapidement ses deux mains l'une contre l'autre, comme des cymbales - il te dit : allez, salut ! Il sort et, de ce moment, il ne te connait plus, tu redeviens un total inconnu, transparent."
David rit quand Damien le soulage de son verre puis que son bras l'enserre pour le ramener se frotter éloquemment sur son bas ventre qui le presse.
- "Mais explique-nous, qu'elle est donc cette plaisante affaire que tu lui proposes?"
David rit encore en cascade, il gigote dans l'étau où le maintient Damien mais loin de parvenir à se libérer -en avait-il d'ailleurs envie?- il ne réussit qu'à écarter les pans du peignoir. Il plonge alors des yeux et des deux mains, doigts en rateau, dans le sombre fouillis pileux qui recouvre le torse dévoilé.
Agrippant les deux accotoirs, je me relève d'un bond et m'approche d'eux. De la pointe de deux doigts, j’oriente vers moi le maxillaire du tendron et j’incline la tête pour approcher mes lèvres des siennes mais, fermant les yeux, je le laisse à dessein choisir s’il souhaite combler les derniers millimètres qui nous séparent encore.
Presque timidement, ses lèvres se posent sur les miennes puis les pressent de plus en plus fortement ; la pointe de sa langue humide vient délicatement affleurer jusqu’à rencontrer la mienne qui l’attend, patiemment et se prête docilement à ses sollicitations, se gardant de prendre encore aucune initiative susceptible de l’effaroucher.
Mais il persévère et s’aventure, sa main se glisse dans mon cou pour m’attirer à lui tandis que sa langue s’active, m’envahit et, soudain vorace, se noue à la mienne qui s’autorise enfin à lui répondre pour un vrai baiser, dévorant, mouillé, profond, emporté.
Puis d’un coup, il décolle nos bouches, recule assez pour m’envisager de ses yeux agrandis en soucoupe et souffle, anxieux.
- « Je croyais que tu ne voulais pas de moi ! »
La main de Damien dont la barbe chatouille mon épaule, me laissant deviner son impatience s’empare de sa nuque et dirige son visage vers lui pour l’embrasser goulûment à son tour.
Ma bouche en profite pour glisser à son oreille.
- « C’est juste que je n’avais pas compris que tu en as envie. »
A deux mains, David s’arrache à la ventouse de Damien. Il nous regarde à tour de rôle, bouche ouverte, l’air farouche ; il nous contemple, moi puis lui, puis moi à nouveau.
- « Je vous veux, tous les deux ! »
Il ressoude aussitôt ses lèvres à celles de Damien en ronflant mais je sens son bras s’insinuer entre lui et moi, ses doigts viennent palper ma braguette comme pour évaluer ce qu’elle lui propose.
J’ai soudain un appétit d’ogre.
Amical72
amical072@gmail.com
Jessie Norman accompagnée par Dalton Baldwin au piano interprète une valse lente composée par Erik Satie sur des paroles de Henry Pacory « j’aspire à l’instant précieux où nous serons heureux, je te veux ! »
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