1 | Escapade – Le récit de Julien.
Lecourt est passé en coup de vent, très tôt ce matin.
- "Prends tes dispositions, je t'emmène avec moi. On part cet après-midi, tu seras rentré demain. Désolé de ne te prévenir que maintenant."
Il est désolé, vraiment ? Rien que de très habituel pourtant ; Lecourt a toujours procédé de la sorte, nous ménageant des parenthèses lorsque l'opportunité se présente à lui. Moi, je me débrouille, je me rends immédiatement disponible pour ce que je sais être une escapade pleine des délices de l'imprévu.
Pourtant, ce matin, je renacle.
Je ne bondis pas aussitôt de mon siège pour établir la liste des choses à faire en vue de me libérer pour une courte absence ; pour une fois, je ne saute pas de joie, non!
Pour un peu, ce qui est probablement une bonne fortune m'importunerait pour ce qu'elle bouscule l'emploi du temps que je me suis construit en quelques jours en compagnie de Jérôme. Depuis que celui-ci est reparti, cet ordonnancement est devenu ma règle, presque rigide.
Or voilà que Lecourt dérange la cadence millimétrée de ce quotidien volontairement monotone, taillé pour me soutenir sous un ciel uniformément gris, anesthésier ces regrets qui viennent encore me relancer, me conserver dans ce détachement routinier qui me préserve de toute surprise.
J'obtempère, bien sûr, mais je me sens lourd, lesté d'un poids qui me freine.
Puis, d'un coup, il est devant moi et me convoque de son sourire. Mais son regard, en me balayant de la tête aux pieds, est sourcilleux, comme s'il s'assurait que j'ai correctement fait ma toilette, sans oublier de me peigner. Je me redresse pour affronter son inspection.
-" Ça ira? Je ne te fais pas trop honte?"
Il sourit plus largement devant ma grogne, illuminant ses yeux de la lueur que je connais si bien, puis hausse une épaule de cette façon désinvolte qui désarme la plus petite amertume en moi.
-" Emmène ta voiture à la gare, Julien, il te faudra rentrer en train."
Une fois mon véhicule stationné sur le parking, je monte dans la grosse berline de Lecourt qui redémarre, rejoignant l'autoroute où nous filons à vitesse stabilisée. Sans quitter la route des yeux, il tend le bras dans ma direction, la main ouverte comme pour la quête. Un appel. Un peu surpris, j'hésite mais je finis par y poser la mienne et ses doigts se referment sur les miens, les retenant fermement prisonniers. Ce contact direct aiguise mon attention et, aujourd'hui, il fonctionne comme un cordon ombilical de lui à moi et, petit à petit, m'infuse sa sérénité.
Son regard reste fixé sur la route, il se racle la gorge.
" Quand je t'ai vu si malheureux du départ inexpliqué de ce beau garçon, j'ai été pris au dépourvu, Julien. Je ne savais trop ni que dire ni que faire pour t'aider mais, par dessus tout, je redoutais d'être maladroit, alors, bêtement, je me suis abstenu.
Puis j'ai été rattrapé par un souvenir d'il y a quelques ... vingt ans?
Tu m'avais appelé de chez tes parents pour me donner rendez-vous à L'Ambassade, tu te souviens de L'Ambassade?"
Il me jette un coup d'oeil complice et j'aurais presque rougi en me souvenant des folles retrouvailles que nous y avons abritées quand j'étais encore au lycée. De notre fièvre d'alors.
-" Tu venais, à la fois, d'apprendre la maladie de ton père et de révéler à ta famille que tu es ... "gay", comme tu dis. Ta détresse d'alors m'a profondément touché, Julien, puis tu as évoqué ton avenir. Tu as dis EXACTEMENT car, malgré le temps qui a passé, je m'en souviens avec précision : "je pourrais partir, voir du pays, courir le monde ..."
Et le mien s'est, à l' instant, effondré sous moi.
Mais, miraculeusement, après quelques secondes, tu as ajouté que fuir ne guérirait pas ton père et qu'aux Chênaies et AVEC MOI, tu as trouvé ce qui te sauve, ce que tu ne voudrais quitter pour rien au monde.
J'avais gagné, Julien.
J'avais à nouveau sous mes pieds un sol solide qui me portait et, sur le moment, c'est la joie, un peu présomptueuse, d'avoir triomphé qui m'a porté.
Stupidement."
Il soulève son autre main et la laisse retomber lourdement sur le volant.
" Mais aujourd'hui, quand le souvenir des montagnes russes émotionnelles où tu m'avais embarqué à cet instant précis m'est revenu, une interrogation s'est imposée : et si tu étais VRAIMENT parti, que serait-il advenu ?
Toi, ta vie était alors à construire, tu étais sans attaches, tes qualités ouvraient à tous les possibles, mais la mienne, Julien ? Que serait alors devenue MA vie, avec la patronne, Adrien, aux Chênaies? Enchaîné aux Chênaies ..."
Après un bref silence qui se fait écrasant, il tourne la tête un instant vers moi, son regard est empreint de gravité.
-" Il y a les évènements auxquels on ne peut rien, qu'il nous faut accepter ; même injustes, il nous faut les surmonter. La vie n'a pas de sens en elle-même, Julien, c'est nous qui, au travers de nos choix, pourtant souvent hasardeux, nous efforçons d'en donner un à la nôtre. Moi qui suis à l'âge des bilans, je te le dis : tu peux être fier de ce que tu as accompli depuis ce matin où tu m'as alpagué pour me convaincre de t'accueillir en stage ...
En usant de tous les arguments de tes vingt ans."
Ce disant, il garde le regard fixé sur la route et secoue ma main prise dans la sienne pour appuyer ses mots. Son contact, ce simple élan me nourrit ; il redresse mon dos, élargit mon horizon, emplit mes poumons d'un air neuf. Lui se retient de trop largement sourire à ces évocations ; Lecourt a cette qualité de toujours rechercher ce qu'on peut tirer de positif de toute situation, même la plus calamiteuse. Du moins, est-ce ainsi qu'il procède en ma compagnie.
- "Il n'est pas de jour où je ne me félicite de m'être laissé tenter par ta prière muette, Julien. Même si une autre inclination plus personnelle pesait silencieusement sur la motivation officielle, c'est bien cet instant qui a permis à nos vies de basculer. Sois convaincu que ton audace était contagieuse. Mais pour autant, cela n'aurait pas suffi pour durer, non."
Sa main s'est refermée plus étroitement encore sur mes doigts et sa voix est descendue d'un ton dans le grave.
-"L'étincelle de la rencontre, tu le sais, il faut veiller à ne pas la laisser s'éteindre, étouffée par la première satisfaction puis encore s'appliquer à construire une relation, la cultiver pour la faire vivre, l'enrichir sans cesse. Pour ce faire, il n'y a que les preuves que l'on donne à l'autre pour lui montrer que l'on est fiable, loyal, constant ; elles sont tout autant des engagements vis à vis de nous-même d'ailleurs. Sur leur base grandit la confiance qu'on s'accorde mutuellement. Sans doute est-ce elles également qui transforment l'attirance fugace du début en un attachement profond et durable."
Il s'interrompt, gardant mes doigts serrés et le silence, en s'étirant, pèse d'une gravité qui vient lentement m'étreindre ; je regarde son profil impassible, son regard fixé au loin et mes propres yeux se dessillent. C'est MON Lecourt, c'est avec lui, c'est ensemble, en nous épaulant que nous avons su infléchir les destins à quoi nous étions promis et, déjouant tous les enfers qui nous étaient alors prédits, modifier le cours de nos deux vies en défiant tous les anathèmes. Or, je le perçois à cet instant, c'est cet "ensemble" qui me tire vers la lumière.
Notre "attachement" comme il dit avec son habituelle pudeur, nous l'avons célébré lors de ces bacchanales périodiques, discrètes, égoïstes ... et fusionnelles. Partir pour manger, boire, baiser, dormir ensemble. D'ailleurs est-ce que, dans les circonvolutions les plus archaïques de notre cerveau, partager la tanière, devenu le gîte puis la couche mais aussi la pitance et maintenant le repas ne stimulerait pas la création de liens, le sentiment de nous compléter, de nous renforcer l'un l'autre dans une interdépendance affective qui nous soude...
Et nous prépare à tout affronter.
- "Ce sacré Julien !"
Son éclat de sourire me fait l'effet d'un philtre magique. Je me sens soudain apaisé par sa présence à mes côtés, non, je ne suis pas perdu en mer puisqu'il est cet amer visible de toutes parts vers qui je peux toujours me tourner pour savoir où je suis, où je vais, un repère jusque dans les tempêtes. Il reprend, badin.
-" Alors, je me suis dit que, comme toujours, s'abstenir d'intervenir est la plus funeste attitude à adopter. Dés lors que TU as besoin d'être épaulé, JE ME DOIS d'être à tes côtés, même avec le risque d'être maladroit, que je ne peux pas laisser passer la moindre occasion d'honorer le pacte tacite qui nous lie. Juste comme celle que m'offre cette réunion, celle d'une escapade spontanée avec toi, même brève, même bancale et mal préparée ...
Alors je suis désolé, Julien, mais ce soir, la table n'est pas étoilée!"
Je ris de sa pirouette, il conclut sur une moue boudeuse l'émotion qu'il a fait naître pour échapper à trop de solennité. Du pur Lecourt.
-" Je te connais trop pour imaginer que tu as prévu une étape dans une méchante maison!"
Nous avons encore souri, parallèlement, en vieux complices et je laisse ma main dans la sienne, pour aussi longtemps que la conduite l'autorise et, au-delà, autant que la vie le permettra. Il me semble que le vide qu'a laissé Mehdi se referme peu à peu, se réduit en formant une cicatrice, certes encore sensible, mais, dans mon coeur, chacun reprend sa place, et Lecourt toute la sienne.
C'est le tic-tac du clignotant qui m'a tiré de ma rêverie. Lecourt me passe le volant, il sait combien, à l'occasion, j'aime piloter ses grosses routières. Il incline le siège passager, s'allonge, les yeux fermés, me laissant le soin de nous conduire à bon port, la musique de Bach en sourdine.
Amical72
amical072@gmail.com
Voir Agriculteur S7-09 "traverser le feu"
En 2020, l’ensemble Pygmalion, conduit par Raphaël Pichon, avec la voix de Sabine Devieilhe interprète ici, une des plus fameuses cantates de J.S. Bach, composée en 1714, "mein herze schwimmt in blut" (mon coeur baigne dans le sang) extrait
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