Le récit de Julien, agriculteur.
Je descends les larges marches de pierre du perron et je m’éloigne du modeste mais joli théâtre récemment rénové de cette petite ville provinciale, bien loin des fracas médiatiques. Je viens d’y écouter une immense pianiste en concert et je fends le public qui s’égaye, pressé de rejoindre la chaleur confortable d’un foyer. Je me dirige un peu au jugé vers les rues commerçantes probablement désertées à cette heure, pour marcher, le temps que retombe cette joie qui, -paradoxe ? à la fois, m’étreint et me porte encore.
Aller au concert, c’est avoir un rendez-vous. Il nous faut regarder l’heure, se préparer, s’habiller. Je ne fais guère d’effort de toilette et ma garde robe ne recèle pas de tenue coûteuse. Le plus souvent, j’enfile un polo coloré en maille ou encore une chemisette, en homme d’extérieur qui a toujours trop chaud, mais je suis attaché à ce que mes chaussures de ville, en cuir toujours noir, soient impeccablement cirées.
Il y a ensuite la route qui m’éloigne du quotidien, seul dans l’habitacle et concentré sur la conduite. Garer ma voiture. Me voici dans un autre univers.
Je rejoins le hall, brillamment éclairé. Brouhaha. Beaucoup de têtes blanches, quelques démarches tremblotantes que des bras en cercle protègent d’une bousculade. Ça et là, des silhouettes se dressent soudain sur la pointe des pieds, tournant des yeux inquiets en tous sens ; c’est l’impatience des attentes, le soulagement des retrouvailles, les chuchotis, les conciliabules, les sourires dévoilant des appétits qui savent la nourriture proche.
Là-bas, une silhouette très droite. Avec ce port de tête altier, la paupière à demi tombante sur une pupille mordorée qui scrute tout en feignant un total détachement, ce naturel soigneusement calculé et pourtant imperceptiblement affecté, je le devine, et, dans le même temps, lui me reconnaît comme pair, je le sais ; je le salue d’un signe imperceptible, un bref pincement des lèvres, un vif clignement des yeux, tout en arborant la civilité d’une « certaine » indifférence.
Rejoindre ma place, m’y carrer confortablement, comme pour un long voyage, saluer mon voisin de gauche, un vieux monsieur cacochyme qui ne m’accorde pas un regard, plus tard, à ma droite, une femme et son mari s’installent et me répondent courtoisement ; renâcler sourdement dans ma moustache quand deux dames à l’air pointu qui se sont aventurées par l’entrée impair traversent le rang pour rejoindre l’extrémité du côté pair en nous faisant tous relever, sourire en complice à ma voisine excédée d’avoir été gratifiée un maladroit coup de sac au passage.
Puis m’absorber dans la contemplation de ce grand vaisseau de laque noir, prêt à appareiller avec son couvercle relevé comme une voile, sur ses trois pieds chaussés de roues de laiton doré.
Taper dans mes mains pour saluer l’entrée de l’artiste, petite femme frêle à l’abondante chevelure grise, à la tenue impeccable mais discrète. Elle s’incline puis, agite ses deux mains en éventail, protestant de ce que notre hommage est anticipé, puis elle obtient le silence. C’est pour demander instamment au public de ne pas applaudir entre les pièces afin de ne pas rompre le climat. Puis elle s’installe devant le clavier.
Comme elle, j’inspire profondément, je ferme les yeux et c’est l’embarquement. La musique est un langage, un autre langage que celui des mots qui ne savent pas tout dire. Elle nous révèle ce que nos langues ont tu, nos lèvres scellé et tout ce que nos cœurs ont contenu tant bien que mal se voit libéré et nous revient, dévoilé, en vagues d’émotions qui déferlent, nous soulèvent, serrent nos gorges, courent comme des frissons entre nos omoplates, apportant une libération qui monte, dont l’eau affleure à nos paupières.
Et c’est exactement ce que moi, paysan aux muscles secs et durs de forçat tenace, rompu aux longs efforts, pilote de puissants tracteurs qui retournent la terre, maître de lourds chevaux qui font trembler le sol sous leurs larges sabots, comme un refus de n’être QUE ça dont j’ai amplement fait la preuve, je viens chercher dans cette musique vivante, qui bat et respire dans la pénombre de cette salle coquette tendue de rouge cramoisi, ce hoquet qui s’étrangle soudain dans ma gorge, ce sanglot étouffé, cette larme qui roule sur ma joue et que par la grâce qui habite ses doigts agiles, cette petite femme frêle fait jaillir de moi.
Il me semble que ce flot d’émotion qui me submerge participe de mon humanité, que cette capacité en atteste en me ramenant sinon à ma condition de mortel, du moins à ma vulnérabilité, qu’en m’appliquant à la préserver, la cultivant, en l’éduquant même ! j’apprivoise les malheurs qui pourraient me frapper, moi mais aussi autour de moi. J’apprends ainsi à tendre la main à l’autre.
Et au premier qui se fiche de ma poire, qui me traite de « tafiole », je lui fais goûter de ma droite …
Ou de ma queue, c’est selon !
Car cette musique n’est pas triste, non !
Elle se nomme d’ailleurs gigue, valse ou, parfois, bourrée ou encore, comme ici, menuet. « Danses de cour précieuses et vaguement ridicules » me direz-vous, la lippe dédaigneuse ? Mais tout autant de cours de ferme où les sabots claquaient en mesure et les jupons virevoltaient.
Alors, après la phase d’exposition, lorsque la musique, libérée, devient bavarde, qu’elle folâtre et musarde, nous égarant parfois mais, qu’entre une variation et le battement d’un trille, elle renoue avec la mélodie d’ouverture, cette simple ligne légère que vous avez mémorisée et que vous reconnaissez pour familière, elle vous apporte un plaisir quasi enfantin, une joie, celle de pénétrer même à peine, même si peu que ce soit, celle, immense, d’entrevoir par là l’intelligence du monde, un monde auquel vous appartenez, qui est évidemment aussi le vôtre, où votre existence est douce, légitime et s’inscrit dans le grand tout, un équilibre.
Merci Madame d’avoir mis tout votre cœur dans ce moment qui, à la fois, fait battre mon cœur, trépigner mes pieds et ouvre mon esprit à la compréhension du monde. Je me sens en même temps lumineux et misérable, léger comme un fétu de paille et écrasé par le devoir qui m’incombe, une mission de passeur vers les générations futures.
Et c’est ainsi porté par cette tendresse pour autrui que je marche d’un pas alerte, m’engageant dans une rue éteinte qui devrait me ramener vers ma voiture.
Quelques pas résonnent en se précipitant derrière moi.
- « Attendez ... »
Je suis un parfait inconnu dans cette ville mais comme je me vois seul dans cette rue, j’imagine que cette apostrophe m’est destinée. Je m’arrête et me retourne sur un homme qui approche. Essoufflé, sa main se plaque sur son torse, il me sourit largement et ses yeux chantent.
- « Vous étiez au concert, je crois. Voulez-vous vous joindre à nous pour boire un verre avant de repartir ? »
Il me désigne du bras tendu un groupe de trois silhouettes masculines par la trouée entre les maisons. Là-bas, l’une d’elle lève le bras et l’agite en signal de reconnaissance.
- « Bien volontiers. Je m’appelle Julien, et toi ? »
Amical72
amical072@gmail.com
Une composition de Georg Friedrich Haendel (1685-1750) dans une transcription pour piano de Wilhelm Kempff ; Anne Queffelec joue le menuet en sol (4’10)
Que pensez-vous de cette rencontre inattendue que fait Julien ? Remarques, suggestions, questions … merci de m’en faire part, je m’efforcerai de répondre au plus vite à chacun d’entre vous.
Il vous reste à écouter Anne Queffelec jouer ce menuet
Vous pouvez retrouver Julien et suivre ses aventures dans la série « Agriculteur »
Autres histoires de l'auteur :