Chapitre 1 | Ma famille choisie
Le récit de Toni
J’ai emporté une pile d’assiettes sales et de couverts jusqu’à la cuisine.
D’un coup, je perçois derrière moi une grande ombre qui s’est approchée silencieusement. Une grosse main lourde s’abat sur mon épaule droite. Je suis pétrifié par ce geste. Julien, cette figure à qui je prêtais une autorité symbolique mais lointaine, vient de faire irruption en chair et en os dans mon monde réel et me saisit tel un jouet. Je ne sais quel réflexe me fait ainsi m’immobiliser comme, tout à l’heure, le bel animal puissant mais obéissant, dans son cercle de sable. Je suis sans volonté, il me tient à sa merci et je ne peux résister à la main qui me tire puissamment vers l’arrière puis je sens un bras me retenir en travers du dos et me faire légèrement pivoter. Je suis, d’un coup, face à sa stature imposante, transpercé par son regard ; il est secoué d’un rire :
- « toi, garçon, je t’ai surpris ! Pas vrai ? »
Il a, de nouveau, un accès de rire :
- « et tu as bien failli en casser ma vaisselle ! »
Puis il détend son visage, ses yeux s’ouvrent grand et éteignent leur éclat de limailles métalliques pour s’arrondir et s’adoucir.
- « ça va, Toni ? Vraiment … ? »
Il m’observe avec plus d’attention encore et ses yeux insistent. Il me retire précautionneusement des mains la pile d’assiettes que je tenais encore, tend le bras vers moi et je le laisse m’envelopper les épaules de sa chaleur, sans qu’il cherche à m’attirer à lui.
- « C’est le poids de mon regard sur toi qui t’interroge ? » Il sourit, nostalgique. « C’est que j’observe avec une grande attention ce qui se passe entre Adrien et toi, ce que vous essayez de construire et ce, crois-moi, sans vous juger. Mais, du coup, tu deviens un peu mon filleul, comme Adrien. Alors j’ai eu le réflexe de te prendre toi aussi dans mes bras … sans te demander ton accord, excuse-moi. »
Le regard qu’il pose alors sur moi est chaud, limpide et empli de bienveillance et je l’explore sans y déceler de quoi alimenter le moindre soupçon de duplicité, mais, pourtant, sans parvenir à me libérer totalement de cette impression de menace que son irruption soudaine m’a fait ressentir.
Il m’a ramené vers le coin repas et me laisse rejoindre Adrien qui me tend les bras.
- « Ah, je parie que Julien a une de ses chansons à nous faire écouter … »
- « Les mots des livres, des chansons, des poésies ont une fonction de survie et sont aussi indispensables que les rêves. Ils nous font vivre des émotions que cent vies ne suffiraient pas à nous faire connaitre et, quand ils nous vont droit au cœur, ils nous préparent à reconnaitre les situations avant qu’elles ne surviennent et à y répondre alors au plus juste de nos vœux.
Dans cette célèbre chanson d’Anne Sylvestre, Lazare et Cécile* sont des êtres à part dont tous se moquent car ils n’ont pas les manières des gens ordinaires. Pourtant, ils se trouvent et se voient en cachette, cela ne vous rappelle rien ?
Démasqués, on les moque et ils subissent la cruelle réprobation populaire qui en a mené tant à préférer disparaitre et là, l’histoire deviendrait banalement ordinaire, hélas !
Mais eux choisissent de s’enfuir librement car ceux que l'amour délivre, Préfèrent s'aimer vivants. Et cette simple affirmation de leurs volontés triomphant de l’ordre établi suffit à transformer cette belle balade de conte de fée en une chanson subversive !
Aimez-vous, les garçons ! Trois semaines, trois mois ou pour longtemps, mais osez le vivre, et, ici, tout ce qui pourra vous abriter vous accueillera, de bon cœur. »
Je retrouve, dans la conviction de Julien, cet élan qui me porte et cette chaleur spontanée qui m’avait d’emblée rendu sympathique cet homme qui pourrait être mon père et nous invite à construire notre propre destinée, … Comme s’il suffisait de le vouloir ...
Nous avons encore prolongé la soirée pendant un moment, une bonne soirée vraiment, et chaleureuse, pendant laquelle j’ai, à plusieurs reprises, senti le regard de Julien sur moi, un regard … d’encouragement dans lequel j’ai, petit à petit, repris pied. Puis nous avons pris congé.
J’ai regardé Adrien plonger dans les bras de Julien, les siens également largement ouverts et j’ai eu envie d’en faire autant, de chasser ce que je pense être MES démons, comme le visage de cet homme qui, au Portugal, avait abusé de son emprise sur moi, pour partager leur connivence que j’envie et choisir de faire, moi aussi, partie de leur « famille de cœur », celle qu’ils se sont composée*².
- « merci Toni »
*Anne Sylvestre chante « Lazare et Cécile » en 1965 et on peut en lire les paroles et voilà une interview TV pour retrouver cette grande dame libre, exigeante, pas commode, volontaire, pas polie, intransigeante, une précurseure :
*² « La parenté se construit à partir de la capacité qu’ont les humains à créer des liens familiaux à partir de relations intentionnelles, comme le fait de partager le même toit, les mêmes repas, les mêmes souvenirs ou les mêmes intérêts […] La fabrication des relations de parenté est ainsi conçue comme un processus qui se déploie au fil du temps et non comme un état d’être. »
Chantal Collard et Françoise Zonabend, la parenté, PUF 2015 citées par Geneviève Delaisi de Perseval, La famille expliquée à mes petits-enfants, Seuil 2016, (8€) un éclairage facile à lire sur LES familles d’aujourd’hui.
Amical72
amical072@gmail.com
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