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Chapitre 9 | Perdu
Le récit de Toni
Ce matin, Adrien m’a rappelé la promesse que Julien avait faite de me mettre en selle afin de me faire adopter une tenue appropriée.
Je me souvenais parfaitement de l’annonce de son intention, de son regard résolu posé sur moi à cet instant, de son assurance tranquille et de ma vague frayeur.
Quand nous arrivons aux Chênaies, tout semble aller de soi, tout tourne à merveille, chacun est à sa juste place … Sauf moi !
Julien me happe au centre du cercle de dressage où il me poste en observateur à ses côtés. Je me sens dépassé, ignorant tout de ce qui se passe ici, je suis posé là comme un « machin » dont il dispose … Mais je capte ses petits coups d’œil sur moi : vifs, attentifs, perçants et … j’ai soudain la certitude qu’il a tout pensé, organisé à mon intention, écartant les écueils, prévenant ce qui pourrait m’inquiéter, veillant à tout comme ma mère quand, petit, je croulais sous une forte fièvre, prévoyant à tout et rafraîchissant mon front de sa main douce. Et il m’inspire confiance.
Alors je me coule exactement là où il le souhaite, dans l’expérience qu’il m’offre. Je m’abandonne à son invite et, ainsi confortablement protégé, je me centre sur mes perceptions, allant jusqu’à fermer les yeux à sa demande en toute confiance, dans la conscience de ma posture, cherchant à m’insérer harmonieusement dans ce mouvement animal qui tantôt me berce, tantôt me secoue, à la limite de me faire perdre l’équilibre parfois.
Il me semble qu’avec le sable souple sous les sabots et sa voix grave qui m’enveloppe, rien de sérieux ne peut m’atteindre et cette puissance, là, sous moi, qui enfle puis se développe, participe de ces griseries qui peuplent nos rêves enfantins : voler avec un aigle, nager avec un dauphin, galoper sur un cheval dans l’immensité des steppes.
Quand je mets pied à terre, je suis heureux de trouver ses bras en secours car, soudain, mes hanches semblent se déboîter et mes jambes se dérober, ce qui le fait sourire sans avoir l’air de l’inquiéter.
Appuyé à la lice, je le regarde maintenant faire tourner la jument en longe montée par le rouquin qui l’assiste et mes yeux sont comme dessillés : je commence à percevoir des ordonnancements et des rythmes là où je ne voyais qu’une confusion illisible de membres et de crins agités en tous sens. A ainsi l’observer, il me semble éprouver les mouvements si particuliers que les diverses allures du cheval imprimaient tout à l’heure à mon bassin, si différents de ceux des locomotions qui me sont habituelles. Je revois les abdos d’Adrien tressautant à ce rythme si soutenu sur sa selle …
Et soudain, me revient cette image, ce matin, quand il m’a demandé de m’asseoir de face sur lui … Je déglutis, le rouge aux joues !
Du coup, je reconsidère ce Julien qui m’ouvre à une intelligence insoupçonnée de mon propre corps et qui semblait si ravi de me voir sourire de plaisir à la fin de cette découverte, comme si, à mon insu, j’avais satisfait à un premier rite de passage qui me ferait membre de leur tribu.
Adrien vient nous rejoindre alors que nous suivons, pas à pas, les indications d’un Julien qui nous fait déguster un vin blanc étourdissant et applaudit de nous voir ainsi sages et réceptifs. Rien qu’à son sourire, je sais qu’Adrien a fait une belle balade ; il se tient droit comme s’il avait encore la tête dans les nuages et, à ce moment-là, j’aimerais tant qu’il se rapproche de moi. Mais il s’assoit à distance et quand j’amorce un glissement vers lui, je surprends son impulsion réflexe de retrait. Je dois, je le crains, m’accommoder de cette distance infranchissable, hors de nos moments d’intimité.
Pourtant c’est bien lui qui, d’un ton guilleret, lance une phrase. C’est à la rapide répartie de Julien que je comprends qu’ils jouent sur les mots et ces tournures vieillottes dont les français sont si friands, dans cette confusion entre [s] et [ch] et là, en revanche, le rejeton portugais que je suis sait de quoi il parle, « bourdelle ! ».
Arnaud, dont je n’ai quasiment pas entendu le son de la voix, ne se tient plus de rire et, par un geste malheureux, d’un coup il renverse son verre de vin sur lui.
- « merde, fait chier ! »
Son verre tinte bruyamment sur la table. Dans un vif geste de dépit, il se lève et disparaît par une porte qu’il claque derrière lui, nous laissant abasourdis. Julien fait quelques grimaces excessives marquant lourdement son incompréhension mais je vois Adrien sourire finement et il me semble comprendre.
Quand Arnaud revient, après s’être changé de pied en cap, il s’excuse mais en refermant la porte derrière lui, il réalise soudain … Chacun a bien vu qu’il sort de la chambre de Julien ! Alors il s’immobilise, pétrifié de s’être trahi.
Adrien jaillit du canapé, s’avance vers lui, entoure chaleureusement ses épaules de son bras, le ramène auprès de Julien, lui rend son verre et le sert. Encore une fois, Adrien me surprend par sa capacité à ainsi rompre la distance quand tous, nous sommes paralysés.
- « Quelquefois, on veut absolument taire les choses alors que de toutes nos forces et avec tous nos moyens, on les proclame ! »
Se tournant vers chacun de nous tour à tour, il lève son verre :
- « Alors à la nôtre ! » Il trinque avec Julien puis Arnaud et, terminant par moi, il se détend subitement pour venir délicatement embrasser mes lèvres. Est-ce en réponse à l’aveu involontaire d’Arnaud ?
Pendant ce temps, Julien s’est adressé à Arnaud : « ce qui nous distingue nous désigne » lui dit-il, en pointant ses cheveux roux. Ça, je ne le sais que trop bien, moi, le « portouguèche ».
Mais il ajoute qu’en 2017, il veut se vivre gay comme une variante NATURELLE de la sexualité humaine qu’il entend ne pas dissimuler même si ce n’est qu’une partie de tout ce qu’il est, et, enfin, que ce qui se passe sous sa couette ne regarde qu’eux …
Je me demande depuis combien de temps ils sortent discrètement ensemble ces deux-là …
Julien poursuit : « être gay nous expose même si, aujourd’hui, la loi nous protège ! Et il nous est nécessaire de nous retrouver entre pairs » adressant à Arnaud une exhortation à sortir du placard. Il parle ensuite de celles et ceux qui ne regardent pas notre singularité comme une menace et avec qui on peut vivre en bonne intelligence et je partage son espoir.
A ma grande surprise, Adrien intervient alors en me désignant d’une rotation du poignet, moi, dit-il, qui l’ai pourchassé dans les couloirs de la fac, me proposant pour « aller avec lui », en faisant de lui un objet de désir … Et je l’ai piqué dans son orgueil !
Bien sûr, il a tenté de restaurer l’ordre des choses mais face à quelqu’un qui ne cherchait qu’à lui plaire, il a perdu. Et même s’il sourit, j’ai soudain froid dans le dos.
« Il a perdu ! »
Alors, tandis que Julien et Arnaud roucoulent comme des adolescents, mains entremêlées posées sur la cuisse, une humeur vitale s’échappe lentement de moi et une immense tristesse m’envahit.
Puis nous passons à table.
*voir « Toni » saison 4 « Nos mères » chapitre 9 « Débourrage »
Amical72
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