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Saison 5 | Chapitre 8 | Dans le rétroviseur
Le Patron me secoue d'une main sur l'épaule pour me tirer du sommeil et, en ouvrant les yeux, je croise les siens qui s'attardent une seconde. Je lui dis :
- « bonjour, patron, ça va ? » Mais toujours taiseux, il ne répond pas, l'échange de regards lui a suffi. Il est déjà douché et enfile ses vêtements de travail. J'entends Claude sous le jet d'eau chaude et me douche à sa suite. Après un solide petit déjeuner, nous voilà à pied d'œuvre : il faut rapatrier les animaux aux Chênaies et deux voyages en camion seront nécessaires. Je conduirai le C15 transportant tous les harnachements, Claude monte à mes côtés. Aussitôt démarré, il m'entreprend :
- « raconte, Julien »
Je n'ai pas besoin de lui demander de préciser, je ne devine que trop ce qu'il veut savoir. Je hausse les épaules avec un petit souffle résigné mais, je ne sais pourquoi, est-ce la fatigue et les émotions de ces derniers jours ou le solide soutien amical qu'il m'a témoigné, j'ai la certitude que je peux lui parler en toute confiance. Bien sûr, par légitime prudence, on hésite toujours avant de se livrer, surtout sur ces sujets « sensibles » mais je fais le pari de la loyauté de Claude et je me suis laissé aller à la confidence. Dans ma vie, cette prise de risque me vaudra, hélas, quelques déboires mais aussi parmi mes plus grandes joies et amitiés. Voilà ce que je lui confie alors :
Il me faut remonter à ce qui me semble aujourd'hui un passé lointain. C'était hier, pourtant, en plein bouleversement hormonal de l'adolescence : on te dit avec admiration : « tu grandis, mon garçon ! » mais on ne te dit rien de toutes ces autres transformations : ces pieds qui deviennent immenses, ces poils qui te poussent anarchiquement, les cheveux gras, ces boutons purulents qui éclosent soudainement sur ta lèvre, cette allure de héron, ta voix de fausset qui te trahit et se casse dans les aigus … Tout ton corps change mais tout échappe à ta volonté, tu ne sais pas qui tu deviens à ton insu, c'est vertigineux. Terrifiant.
Dans le même temps, j'affirme spontanément mon gout pour le sport, le bricolage, la découverte - comme un vrai garçon, quoi ! - mais l'évidence de mon attirance pour les hommes s'impose à ma conscience et me renvoie parmi les pédés, les tapettes, les fiottes, les tarlouzes, les enculés.
Tu souris mais c'est la seule représentation que je connaissais de ce truc dont on ne parlait pas, qui n'avait pas de noms. Uniquement des insultes. Allais-je devenir un de ces êtres qui se féminisent en gloussant dans le ridicule ? (Tu as bien lu) Alors intérieurement, je balance entre le déni et des examens de conscience à charge, m'emparant de tous les indices en moi qui pouvaient confirmer cette crainte et alimenter cette terreur, ainsi de ces lambeaux d'enfance heureuse comme le plaisir de faire la cuisine avec ma mère. J'ouvre sa penderie et je regarde ses vêtements, m'imaginant les porter et je me déteste, je me méprise.
Avec cette question d'essence : « Si j'aime les hommes, en suis-je vraiment un moi-même ? »
Ce divorce en moi est une incohérence qui me fracture. Totalement. Et je ne m'en rends pas compte mais je deviens insupportable, imprévisible. D'humeur changeante, râleur, explosif, incapable d'attention soutenue… La fin du collège est un naufrage. Mes parents en prennent pour leur grade et ils sont perdus, s'inquiètent. Les profs veulent m'aider et ils me proposent même de redoubler ... Les ânes, ils n'ont rien vu, rien compris, ils me voyaient encore comme un enfant.
Comment je m'en suis sorti ? Tu vas rire !
D'abord par la fuite : internat au lycée agricole pour préparer un BEPA machinisme agricole. « Terra Incognita » pour moi qui n'avait jamais quitté le giron familial, une rébellion mais aussi une page vierge où personne ne pouvait me renvoyer la moindre image de mon passé, de cette enfance que je m'étais mis à honnir. Et choisir ce métier me plaçait, à mes yeux, hors d'atteinte du moindre soupçon : la mécanique, c'est pour les mecs.
Je dois dire que j'ai su trouver la formidable école de la vie que les adultes proposent aux élèves, dans ce lycée public.
Et le deuxième truc, c'est une pipe !
La première, magistrale ! C'était un ami de mes parents, pas un canon de magazine mais, plutôt, un homme réel, bien dans son corps, sportif, poilu, sympathique, heureux avec sa famille, un charpentier … un mec, quoi ! Un type que je regardais avec une certaine admiration. Je ris… Que je regardais sans doute un peu trop d'ailleurs et c'est, probablement, ce qui lui a mis la puce à l'oreille. Bref, il m'a tout appris. Et que CE mec là puisse me pomper et m'offrir de l'enculer, je n'imaginais pas que ce soit possible … et là, quelle découverte : de vrais bonheurs, et réciproques ! Plus que ça, même : une révélation, une vérité. Ça m'a un peu réconcilié avec moi-même et permis d'affirmer : oui je suis un mec et j'aime les mecs.
J'ai ensuite un peu batifolé, en m'appliquant à rester discret.
Puis j'arrive au seuil du BTS et j'ai besoin d'un bon lieu de stage. Je consulte la liste avec le responsable du bahut qui cite Lecourt puis lâche un truc comme « attention ! Lui, il tripote les garçons stagiaires » Ça fait tilt immédiatement en moi et je le guette le jour de l'accueil des maitres de stage. Or sans le connaitre, dès que je le vois, il me plait. Et là, je me tourne vers Claude, interrogatif…
- « C'est vrai qu'il est plutôt beau mec, costaud, belle gueule. Mais surtout, il … il est un peu rude à l'abord, cependant !... Mais tu sens vite que c'est un type réglo, voilà : quelqu'un de solide, de fiable, de loyal. Et puis tu vois vite qu'il écoute aussi. Et comment avez-vous ….»
… Commencé à baiser ? Je ris ! Il m'a embarqué le soir même pour un essai. Dans la bagnole, il me demande si j'ai une copine et, direct, je lui balance que j'aime pas les filles. Lui, silence ! Puis il s'arrête dans un chemin, il se campe et sort sa queue comme pour pisser … mais rien ne sort … alors je me suis approché, j'ai tendu la main et caressé sa bite. Il a immédiatement bandé et on a baisé !
- « Pfff ! t'es direct, toi ! Tu aurais pu recevoir un tout autre accueil et qu'il t'abandonne au bord de la route, la gueule cassée. »
- Non ! Quand il m'avait salué à l'accueil, il m'avait REGARDÉ ! Ce n'était pas juste un salut de politesse convenue avec un œil qui balaie sans s'attarder, non, il m'examinait, me matait. Attention, je fais le mariole aujourd'hui, j'étais bien moins assuré alors. Il aurait pu me regarder pour un tas d'autres raisons ! J'ai même redouté, après, d'avoir tout gâché et qu'il me jette comme un kleenex après usage, mais… Je ris ! Il avait aussi su évaluer quel bosseur je suis. Je me souviens qu'il m'a fait retaper une vieille auto-chargeuse qui était dans un état… Et là aussi, il m'a plu : ce n'est pas un frimeur qui court après le matériel neuf dernier cri pour étaler son fric. Il préfère l'humain, il dit que ces machines n'ont pas de conversation ! Il a préféré me garder comme « son stagiaire » … J'hésite un instant ... quand il a été convaincu que je ne cherchais pas à profiter de lui.
- « Mais Julien, il est marié … »
Et il est papa aussi, d'un petit Adrien. Il a sa vie, moi la mienne. On bosse ensemble, on a du bon temps ensemble et, … je lui adresse un clin d'œil complice, on sait aussi se donner du plaisir. Puis je m'évade un instant, mes yeux partent dans le vague. Putain, oui !
Il éclate de rire. « Quand on vous voit ensemble, on hésite un peu devant cette entente complice. Il parait trop jeune pour être ton père… Moi je sais, parce que j'ai vu ! D'ailleurs, je dois vous dire merci d'avoir ainsi partagé avec moi ! Tu n'es pas jaloux ? »
La jalousie est un poison, Claude. Il ne m'appartient pas et je crois qu'il aime que je sois indépendant. Et c'est réciproque. Il respecte mes initiatives qu'il suit avec intérêt. Il me soutient et moi, j'ai beaucoup de considération pour lui et ses compétences. On a un contrat moral : c'est MON mec … et pourtant j'ai adoré voir combien tu l'as fait jouir. Et j'ai toute confiance en lui, comme je crois qu'il a confiance en moi et c'est pour moi une fierté. Mais pour autant, on se calme : avec toi, c'était notre premier trio.
- « Euh, au lit avec toi, il est passif, non ? »
J'éclate de rire. Dis-moi, toi, tu as profité de toutes ses compétences, non ? C'est vrai, mon inclination naturelle est d'être actif mais le premier jour, dans ce chemin, c'est lui qui m'a baisé. Et ensuite, chaque fois, et ce, jusqu'à la naissance de son fils Adrien. Une sorte de serment qu'il avait fait : celui d'une sorte d'abstinence jusqu'à ce qu'il ait transmis son nom, son sacré domaine. Depuis, nous avons rétabli l'équilibre. Mais quand je suis avec lui, c'est secondaire de savoir lequel est pénétrant ou pénétré, on est deux mecs qui se donnent l'un à l'autre, c'est tout.
Il a un petit rire de gorge « Tu es juste amoureux quoi ! »
Comme un coup de poing dans le ventre, souffle coupé ! Alors, pour la première fois, j'hésite quelques secondes avant de répondre puis, je poursuis, gagné par une sorte de mélancolie… Peut-être mais c'est un sujet que l'on n'a jamais évoqué. On s'est découverts réciproquement, on a construit une relation tacite, avec lui je me sens en confiance.
Je me reprends et ris à mon tour : je crois que ça bénéficie même à sa femme, c'est dire. Mais, elle, attention, elle ne me salue pas, elle reste la patronne qui ne s'adresse pas au petit personnel.
« Mais … et les filles, Julien ? Tu n'as jamais essayé ? »
Amical72
amical072@gmail.com
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