Premier épisode
2 | Pour ma pomme – Le récit de Julien.
Jérôme et moi sommes accoudés à une sellette du Bar à Thym, une soirée consacrée à mater chacun un petit lapin à son goût lorsqu’une main s’immisce souplement dans l’interstice entre nos épaules que notre amicale complicité rapproche. Quand, par un réflexe de notre bonne éducation, nous nous tournons à demi, un bras se faufile dans l’intervalle qui s’ouvre alors entre elles ; c’est pour déposer une chope entre les deux nôtres et, au-dessus, je découvre un large sourire et deux yeux pétillants de malice.
- « Bonsoir messieurs ! »
Le temps pour moi de distinguer un bonnet de marin enfoncé comme un calot dont s’échappent les épis de courtes mèches peroxydées et deux épaules s’affaissent jusqu’à venir repousser les nôtres vers l’avant, une bouche se glissant entre nos oreilles.
- « Vous n’êtes pas d’ici ? C’est la première fois que je vous vois. »
Jérôme s’est légèrement décalé pour retrouver un peu d’aisance et l’intrus, investissant sans vergogne l’espace qui s’offre ainsi à lui, referme notre cercle. Dans le même temps, sa main lâche la poignée de sa chope, son index se tend et son bras, posé à plat sur la sellette, roulant d’un côté à l’autre, il vient effleurer tantôt la peau de Jérôme tantôt la mienne avec une régularité de métronome qui semble s’épuiser lentement, s’attardant chaque fois un peu plus longuement avant de repartir, va jusqu’à balayer nos avant-bras, puis les autres doigts rejoignent le premier et viennent pianoter toujours alternativement, à gauche puis à droite puis à …
Ni Jérôme ni moi n’avons protesté. A peine l’avons-nous regardé faire pendant quelques minutes avant de tourner la tête, d’abord l’un vers l’autre pour signifier notre accord dans une totale connivence, puis vers lui, vers son sourire imperturbable, croisant les yeux rieurs de celui qui vient de remporter une première manche au concours de perspicacité et s’en réjouit, sans pourtant triompher trop effrontément.
Son visage est régulier, agréable mais ses épais sourcils et la trace de sa barbe, visiblement sombres, créent ce que mon œil détecte comme une anomalie, ce contraste incohérent avec ses mèches presque blanches. Sa main étant revenue se glisser dans l’anse de sa bière, je tends mon bras et mes doigts retroussent avec précaution le revers de sa coiffe en tricot, son costume de Petit Prince. Je mate et je dresse un inventaire, en goujat assumé, je ne m’embarrasse pas d’une quelconque demande d’autorisation préalable car malgré cette liberté, mon impertinence n’arrivera pas à éclipser celle dont lui a fait preuve précédemment.
D’un coup, il se redresse, fièrement campé et sa main arrache sa coiffure de grosses mailles d’un geste vif. Le menton relevé et l’air de qui ne s’en laisse pas compter, il s’exhibe crânement, se livre sans masque à notre examen, arborant la fantaisie de son auréole de cheveux courts aux mèches décolorées, bombant un joli torse, svelte dans son tee-shirt foncé que recouvre une épaisse chemise de bûcheron à carreaux ouverte tout du long et aux manches enroulées. Puis, après s’être laissé complaisamment jauger, probablement rassuré par notre calme et nos sourires ironiques lui signifiant implicitement qu’il est coopté, il retrouve son sourire charmeur et, d’une glissade de ses avant-bras sur la tablette, son visage se rapproche étrangement des deux nôtres, bouche entrouverte, un trouble passant alors dans ses pupilles sombres comme s’il se retenait à grand peine de nous embrasser, là, tout de go, au mépris des autres et indifférent à tout jugement.
Audacieux. Craquant.
Je croise le regard de Jérôme ; il me semble déterminé et intérieurement tout aussi échauffé que moi, ce grand gaillard dont le regard pétille.
Le garçon a cassé sa nuque puis, bravement, relevé la tête, il nous regarde alternativement l’un et l’autre et finit par se décider à jouer son dernier coup, décisif, celui de tous les dangers.
- « J’habite à deux pas si ... »
Jérôme a le premier levé sa chope pour trinquer et sceller l’accord, le garçon tourne immédiatement les yeux vers moi, comme inquiet de ne remporter qu’une demi-victoire. Je souris et lève lentement mon verre à mon tour. Jérôme lui attrape le bras, se penche et murmure à son oreille. Il se redresse, la tête mobile comme une girouette.
- « Alexandre ; et vous ? »
Les présentations faites, nous terminons nos bières sans dire un mot mais nos yeux qui se cherchent parlent pour nous. Il me semble qu’ils proclament au monde que ce nous nous préparons patiemment à vivre, cette folie dont nous prenons le temps de nous régaler par avance, que je souhaite tout entière de liberté et de plaisirs réciproques.
Une fois parvenu dans la rue, Alexandre nous empoigne chacun par un coude et nous entraîne d’un bon pas.
- « Quand je vous ai vu entrer avec vos airs d’observateurs circonspects, je me suis dit que vous étiez de passage et qu’il fallait me lancer pour saisir l’occasion avant qu’on me la chipe, qu’elle ne se représenterait pas de sitôt.
Je me suis dit : ces deux-là, c’est pour mon … euh pour ma pomme ! »
Et il rit, un de ces rires qui viennent spontanément du ventre, simplement joyeux et gourmand.
- « Tu fais ça souvent ? »
La question le fige ; soudain redevenu sérieux, il secoue énergiquement la tête en dénégation.
- « Nooon ! J’ai un copain.
Puis son air offusqué d’être mal jugé se dissout et il repart à rire doucement.
- « Mais ce soir, je suis célibataire et quand je vous ai vus, un lot de deux beaux papas costauds, l’offre était … énorme, pantagruélique ... mais trop bien tentante pour que je la néglige et la laisse me filer entre les doigts. Euh … Vous êtes ensemble ? »
C’est vers moi, je le vois bien, qu’il se tourne. Une quinte de rire soulève mes épaules.
- « Disons que nous sommes de vrais amis et que nous nous connaissons bien. »
J’ai jeté un regard à la ronde pour m’assurer que la rue est bien déserte. J’attire alors fermement le trio à l’abri dans l’ombre d’une façade et, sans plus de façon, saisissant Alexandre par le menton, je l’embrasse. Goulûment.
Sa langue agile a conservé la légère amertume de la bière et, comme je m’y attendais, il me répond avec empressement et un savoir-faire porteur de promesses. Puis il se retourne pour aussitôt embrasser Jérôme avec le même entrain. En pleine rue ! Dans ma tête résonne la voix de Lecourt qui proteste en grondant avec véhémence :
- « Voyons, Julien, un peu de tenue ! »
Mais, pour l’instant, je suis redevenu un de ces jeunes rebelles à la tradition qu’aucune convention sociale ne limite. Cependant, il semble que la jeunesse d’aujourd’hui, si elle n’ignore pas l’homophobie qui, hélas, continue ses ravages, ne s’embarrasse plus de ce sentiment de culpabilité qui, ancrés en nous, nous pousse toujours, nous, à nous dissimuler.
Comme si nous étions frappés d’une disgrâce.
Vraiment ?
Amical72
amical072@gmail.com
« si la photo est bo-onne / juste en deuxième colo-onne / y’a le voyou du jour / qu’a une p’tite gueule d’amour »
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