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13 | Te savourer – Le récit de Julien.
- « Qu’y a-t-il encore, Julien ? »
Jérôme a reposé sa cuiller, croisé les bras et m’interroge d’une voix paisible.
Je secoue la tête de gauche à droite et relève mes yeux dans les siens.
- « Je ne sais pas ce qui s’est emparé de moi, soudainement, cette vague de dépit, cette bouffée d’irritation ... »
Cet inhabituel mouvement d’humeur qui m’a débordé tout à l’heure me tracasse mais Jérôme me sourit et hausse une épaule.
- « Ne t’inquiète pas, j’étais là ! Comme, un moment plus tôt, tu avais été là pour moi, à écouter mon trouble, comme tu l’as souvent été. »
Je l’avoue, ces paroles dissipent la sensation de vague malaise coupable que cet écart assez inhabituel chez moi m’avait laissé.
Le voyant, Jérôme me raconte alors longuement sa journée. Il revient sur la tentative de chantage de cet adolescent pensionnaire de l’institut où il travaille et l’expédient avec lequel il y avait mis fin puis me confie qu’hier, en revenant avec moi aux Chênaies, face au calme et au patient écoulement du temps, il a compris la vanité d’une tactique qui le ferait vivre en redoutant à chaque instant d’être démasqué, qu’il en serait prisonnier comme si son sort en dépendait.
Et, alors qu’au pré, je régalais mon hongre de carottes, il avait décidé que, quitte à devoir être détesté par certains tout en étant aimé par d’autres, mieux valait l’être pour ce qu’il est vraiment plutôt que pour une imposture toujours susceptible de s’effondrer.
- « Quand tu m’as recueilli, Julien, tu m’as montré une direction, celle que tu suis, celle d’un lent cheminement vers une vie d’homme en paix avec lui-même.
Je n’étais, depuis, que ton suiveur, une sorte de disciple. Mais j’ai eu la chance d’être présent alors que la vie t’a fait trébucher, selon le destin ordinaire de tout homme, et tu m’as alors fait l’honneur de te raccrocher au bras de celui que tu avais si fidèlement soutenu, de prendre appui sur mon épaule sans me dédaigner, moi qui ai eu si souvent besoin de toi, faisant de moi ton pair avec qui tu partages équitablement ta quête … et ta soupe. Elle est d’ailleurs délicieuse ! »
La chute de sa tirade ressemble à du Lecourt, une de ces pirouettes qui, sans les occulter, amortit les choses trop graves pour nous replonger dans l’ordinaire d’un quotidien fluide, comme nos cuillers dans le potage, retrouvant cet accord viril et chaleureux entre nous.
Cependant, après l’explication que Jérôme m’a donné de son impatience de tout à l’heure, je prends le temps de me féliciter intérieurement de m’être bien gardé, depuis ma rencontre avec Lecourt, de n’exhiber aucune Odette Joyeux pendue à mon bras, tel Jean Marais que tout le monde savait être l’amant de Cocteau mais que la une des tabloïd a érigé ainsi en parangon de la saine virilité, valant à celui-ci un abondant courrier de jeunes admiratrices enamourées s’adressant à un homme … qui n’existait pas.
J’ai, jusqu’à présent, par mon silence, respecté la volonté de discrétion de Lecourt, sans illusion aucune sur sa vraisemblance mais je me suis toujours gardé de cultiver le mensonge, laissant chacun tirer les conclusions de la persistance de mon célibat ou y rester indifférent.
Cependant, le bruit de nos cuillers raclant le fond de nos assiettes me ramène à des considérations plus terre à terre. Mes yeux reviennent plonger dans ceux de Jérôme pour les découvrir enjoués et malicieux et je décèle dans son sourire narquois, dans sa posture, avec ce coude remonté vers l’arrière, posé sur son dossier et désaxant ses épaules, comme une recherche d’appui pour prendre éventuellement son élan, une nonchalante assurance de chasseur en observation.
Mais je feins volontairement de ne pas remarquer cette disponibilité ainsi affichée.
Je me lève pour aller chercher une bouteille de bordeaux, pas un grand cru, non, mais un de ces bons vins, authentiques pour être le fruit d’un honnête travail conjugué à une compétence, assemblage de cépages de cabernets, de verdot et de merlot, frais mais avec du corps, propre à réjouir celui des hommes.
Je dépose sur la table charcuteries, fromages et fruits pour poursuivre notre repas sous le regard d’un Jérôme qui, maintenant, jubile.
- « Le sais-tu, Julien, ce coming out a été une véritable épreuve. Dans le même temps, je me suis révélé différent et j’ai revendiqué mon appartenance au groupe, comme collègue ayant les mêmes règles et les mêmes exigences que les autres ; une position délicate pour un monde de plus en plus tenté par les jugements hâtifs, les visions binaires, les positions tranchées où il faut être d’un bord ou de l’autre sous peine d’être regardé comme un traître ou un indécis.
Pour parvenir à m’affirmer avec conviction, j’ai dû réduire au silence une partie de moi-même et je me suis détesté dans le costume du petit taureau fonceur mais c’était l’indispensable support de mon annonce, pour leur river leur clou et me protéger de leurs sarcasmes. »
Une ombre passe dans ses yeux et ses épaules s’affaissent mais c’est pour se redresser presqu’aussitôt. Entre ses paupières mi-closes passe une lame qui glisse sur moi, chaude.
Mais, déjà, il s’étire sur sa chaise, imprévisible comme un félin ; les mains jointes, il allonge ses bras vers l’arrière par dessus sa tête, bien au-delà du dossier, cambrant le rein, relevant un ventre tendu, creusé de la dépression du nombril et où rebique son poil rude. La conque de ses aisselles s’est pleinement ouverte sur ses toupets denses et flamboyants, ils sont un peu écrasés, fendus par une nette raie de peau blanche et je salive en imaginant les souligner de la pointe de ma langue.
Mais Jérôme rebascule vers l’avant, les deux avant-bras venant en appui sur le plateau de la table, la nuque affaissée entre ses omoplates saillantes, il m’observe par dessous ses sourcils.
- « Aussi, Julien, sais-tu combien je me sens soulagé, libéré et, enfin, légitime. »
Il se tait quelques secondes, ses yeux me transpercent et ses joues se contractent, allongeant ses lèvres en un fin sourire entre lesquelles sa langue vient subrepticement pointer de l’apex.
- « ...absolument libre de mes choix en conséquence et légitime dans mes désirs. »
Je sursaute car, sous la table, son pied est venu heurter ma jambe et remonte maintenant lentement le long de mon mollet, dans un contre poil qui me hérisse et j’en frissonne.
Il rit et je me précipite dans le lac onctueux de ses yeux.
- « Maintenant, je vais te savourer, Julien Bonnet. »
"shall all your cares beguile - Puissent toutes tes préoccupations s'éloigner / wond'ring how your pains were eas'd – interrogeant comment toutes tes peines ont été soulagées / and disdaining to be pleas'd – dédaignant toute complaisance / till Alecto free the dead – afin qu'Alecto libère les morts / from their eternal bands – de leurs chaines éternelles / till the snakes drop from her head – alors que les serpents sautent de sa tête / and the whip from out her hands – et le fouet de ses mains."
(Dans la mythologie grecque, Alecto, avec ses soeurs Tisiphone et la toujours célèbre Mégère, forme les Erinyes, les "implacables", des divinités persécutrices, à rapprocher des "furies" pour les Romains).
"Music for a while – chanson pour un moment" est une des compositions les plus connues du musicien et compositeur anglais Henry Purcell (1659/1695 ) et le titre du dernier album enregistré en 1978 par celui à qui on attribue le renouveau des voix de contreténor Alfred Deller
Amical72
amical072@gmail.com
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