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13 | Témoin
Le récit de Julien
Moi qui avait salué son arrivée à l’improviste en le gratifiant d’un « mon Lecourt », je suis totalement désarçonné par son attitude lors de cette soirée. Mais loin de m’inquiéter, cela m’amuserait presque : voilà qu’après bientôt vingt ans, il parvient encore à me surprendre.
Alors qu’habituellement après nos ébats, il se retire pour rejoindre le lit conjugal, cette fois, il traîne et rêvasse et chacun laisse flotter ses pensées. Mieux, après que nous soyons passés à la douche, il accepte un dernier verre et relance Jérôme qui se livre alors comme jamais.
Je reconnais ces confidences à l’outre noir. Comme moi, Jérôme a grandi dans un monde où l’homosexualité n’existait pas ; alors quand on en identifie chez soi les premiers émois, notre totale ignorance ne peut que la transformer en monstruosité qui, croit-on, nous marque de ses stigmates visiblement aux yeux de tous. En forçant ainsi le trait, il ne fait que traduire la puissance du dégoût que nous inspirent alors nos propres transports.
Si moi, en mes jeunes années, je devais à François d’avoir découvert des voluptés qui, par leur infinies richesses, avaient réussi à me convaincre que la réalité concrète de cette forme alternative de sexualité paraissait tout aussi naturelle que « l’autre » et ne devait son bannissement qu’à un aveuglement humain, une injustice, je n’en avais pas moins traversé moi aussi cet ébranlement de la conscience, ce sentiment de trahison, de déloyauté. Pire, j’avais vécu la découverte de cette particularité unanimement réprouvée comme une déchéance.
Cependant, chez Jérôme, même si la noirceur pourtant appuyée du propos ne reflète probablement qu’en partie l’effondrement total qu’a connu son amour propre, l’aisance avec laquelle il l’évoque désormais démontre qu’il a déjà dépassé ce stade morbide et qu’il relève à présent l’échine.
Je suis heureux de lui avoir tendu une main secourable et de l’avoir accompagné pendant cette période difficile, une pointe de fierté me renvoie aux vers d’Aragon :
« tu vins au cœur du désarroi / pour chasser les mauvaises fièvres / et j’ai flambé comme un genièvre /à la Noël entre tes doigts » .
Je reste admiratif de la rapidité de cette rédemption et je suis ravi de trouver désormais en lui un pair prêt à affronter l’existence tête haute, tout comme je m’évertue à le faire. Car, malgré une réprobation encore répandue, une condamnation aux enfers par des religions dont je me suis détaché, depuis mil neuf cent quatre-vingt deux, après quarante ans de répression, aujourd’hui le propos de la Loi s’est inversé et, désormais, elle nous protège des discriminations.
Cependant, je reste convaincu que nombre de jeunes gens se sentent encore coupables quand ils découvrent leur inclination, et ce n’est pas le récit de Jérôme qui pourra me convaincre du contraire. Aussi est-il essentiel, pour eux, que nous nous tenions debout tel des témoins offrant des représentations à la fois proches, accessibles, variées, au rebours des caricatures qui font encore référence.
Lecourt nous salue d’un « bonne nuit, les garçons » retrouvant sa sobriété habituelle dans les effusions et sort pour rejoindre la grande maison ; je prends alors Jérôme dans mes bras et le serre quelques minutes en silence, pour des retrouvailles qui scellent notre fraternité. Rien ne réunit tant les humains que d’avoir traversé les mêmes épreuves … pour peu, une fois affranchis, qu’ils gardent la mémoire de leurs tourments et de leur vulnérabilité.
Le lendemain midi, je déjeune avec Lecourt à la table de Monique et, après le café, je fais un détour par chez moi. Mais quelques minutes plus tard, la porte s’ouvre brusquement.
Sur Lecourt.
Je m’arrête, étonné. Il entre, la referme soigneusement derrière lui. Je le regarde, interrogatif. Il s’approche, les yeux pétillants.
- « Et si nous avions une discussion seul à seul, toi et moi ... »
Aussitôt, mon cœur bondit, s’envole dans un ciel tout bleu, plane en surplomb de vastes prairies dont les herbes ondulent au vent qui siffle à mes oreilles. Nos mains, symétriquement, enveloppent nos nuques ; nos lèvres s’épousent étroitement et nos langues glissent en s’entrelaçant.
J’ai retrouvé MON Lecourt.
Amical72
amical072@gmail.com
* Louis Aragon célèbre sa rencontre, en 1938, avec celle qui sera sa muse, Elsa Triolet, celle « dont les bras ont su barrer / Sa route atroce à ma démence / Et qui m’as montré la contrée / Que la bonté seule ensemence » dans « l’amour qui n’est pas un mot »
Sans elle, que serait-il devenu ? Il serait peut-être devenu ouvertement homosexuel, comme la rumeur en circulait avant cette rencontre, qui sait ? Mais après le décès d’Elsa en 1970 et jusqu’à sa mort le 24 décembre 1982, il affichera clairement son inclination pour les hommes. Ce poème sera de ceux magnifiquement mis en musique par Léo Ferré sous le titre « Elsa »
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