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Chapitre 7 | Christiane
- « Allo, maman »
- « Ah, bonjour Adrien ! ça me fait plaisir de t’entendre, mon garçon ! Est-ce que tu vas bien ? »
- « Tout va bien pour moi, maman. Et toi, toujours aussi active, je suppose ? »
Après la disparition de mon père, ma mère avait quitté la grande maison des Chênaies pour s’installer dans le gros bourg voisin où elle exerçait comme institutrice de l’école privée catholique. Aujourd’hui retraitée, elle se consacrait à ses rosiers et à la vie pastorale de la paroisse. Elle m’en dit quelques mots avant de revenir au motif de mon appel :
- « il y a bien longtemps que je ne t’ai vu, mon garçon »
- « Oui, alors je me proposais de passer t’embrasser dimanche après-midi si tu es disponible »
- « Avec grand plaisir, mon grand »
- « je vais en profiter pour te présenter quelqu’un, maman »
Sa voix se fait soudain plus forte, un soupçon plus aigüe aussi
- « il fait très beau ici ! Et toi, quel temps as-tu ? »
- « Il fait beau ici également. À dimanche, maman ! »
Jamais.
Jamais ma mère n’a abordé avec moi le sujet des relations amoureuses. Et si, pour des yeux extérieurs, elle me prodiguait baisers et caresses tels qu’on les attend d’une bonne mère pour son jeune enfant, je savais bien, moi, que pour me faire dorloter, papouiller, consoler, mieux valait courir me blottir dans l’abondant giron de Monique, ou encore courir me réfugier dans les bras de Julien.
Julien, je ne me suis jamais étonné de le voir nu, le surprenant au saut du lit ou sortant de la douche. C’est lui qui m’a mis dans l’eau en confiance pour m’apprendre à nager et nous allions nous baigner dans le plus simple appareil, complices, dans le méandre des moines. Je me souviens qu’à l’occasion, mon père se joignait à nous.
De mon père aussi, j’ai des souvenirs tactiles : qu’il me prenait dans ses bras, de sa force quand il me hissait sur les bottes de paille ou sur le dos d’un cheval, de mes mains d’enfant s’égratignant à sa barbe drue avant de le chatouiller dans le cou. De son regard sur moi aussi. Il était avare de mots et d’effusions, il m’impressionnait mais je savais, non, j’en étais certain, qu’il m’aimait d’un amour de père. Juste mais absolu.
Pour ma mère, je ne me souviens que de la douceur de ses mains sur mon front. Elle les enduisait avec soin d’une crème parfumée, onctueuse. Fasciné, je regardais ce cérémonial et elle me gratifiait parfois d’une noisette de l’onguent que j’étalais sous son regard attentif.
Voilà, c’est cela le regard de ma mère sur moi enfant : elle était attentive. Attentive à ma tenue vestimentaire, à ma politesse, à mon éducation, à mes résultats scolaires. Avec bienveillance, certes, mais aussi avec une exigence sans faiblesse. Puis, en grandissant, je lui ai progressivement échappé. Pourtant, je garde d’elle une image plutôt joyeuse et je me rappelle la jolie voix claire qu’elle faisait entendre dans les cantiques à l’office.
Si, une fois.
Je devais avoir treize ou plutôt quatorze ans et c’était l’été. Je suis entré dans la grande maison et elle était à la fenêtre, à se tordre les mains. Elle s’est brusquement tournée vers moi, m’a pris l’avant-bras comme dans un étau et m’a dit :
- « Promets-moi, Adrien ! Oh, je vois bien que tu prends le même chemin que ton père, va ! Mais promets-moi une chose : que jamais tu n’épouseras une malheureuse. »
Puis, sans attendre ma réponse, elle m’a libéré et est retournée contempler le paysage en silence, me laissant dévasté…
Et là, je viens lui présenter Toni. Je sais bien qu’elle ne peut entendre ouvertement ce que je viens lui dire mais il me semble que je lui dois cette vérité et qu’elle percevra malgré tout une dimension indicible, celui du lien entre Toni et moi…
(à suivre)
Toni – S4-07bis– Nos mères : Christiane – Le récit de Toni -
Adrien m’avait bien prévenu :
- « dans sa maison, ma mère ne verra en toi que l’étudiant, dont moi, son fils, je suis le tuteur. Elle ne peut rien entendre d’autre, ses principes catholiques le lui interdisent. »
Assis dans ce salon, j’observe Christiane. J’ai auparavant demandé son prénom à Adrien, mais je l’appelle « madame » avec application. Cette arête des sourcils, son dos droit, ce port de tête et, surtout, cette fluidité dans les gestes … oui, je retrouve quelque chose d’Adrien, et pourtant ...
Oh, elle est absolument charmante avec moi, mais lisse. Tout glisse sur elle. En tout, depuis son attitude corporelle jusqu’à sa curiosité polie, elle me tient pour un invité extérieur à la sphère familiale, un ami de passage imposé, à qui on montre un intérêt appuyé parce qu’à l’évidence, demain, il aura disparu, effacé, du moins hors de sa vue.
Jusqu’à ses explications sur la délicate vaisselle en porcelaine de Limoges à double filet doré poli à l’agate qui soulignent que je suis étranger à leur monde :
- « c’est le service à dessert de ta grand’mère, tu le reconnais n’est-ce pas Adrien ? »
Puis nous prenons congé. Je la salue et franchis le seuil, elle embrasse son fils et ajoute une épitaphe :
- « ce jeune homme est fort sympathique » et Adrien ajoute
- « et il partage désormais ma vie, maman », avant de l’embrasser à son tour.
C’est léger, net, presque souriant et ça me fait un bien fou. Je suis touché qu’il affirme ainsi, ouvertement et simplement, la vraie raison, qu’elle avait soigneusement escamotée, de ma présence. Ce simple geste, un bref appui de sa main dans mon dos, alors qu’on se dirige vers la voiture, est aussi un réconfort. Je lui demande
- « arrête-toi à la petite grange, s’il te plait. Il faisait si froid dans cette maison, j’ai besoin d’un peu de vie, si tu vois… »
Il rit :
- « Ne change rien, Toni ! C’est pour cela aussi que tu es assis à mes côtés, je crois. Mais tu n’en as pas fini avec les présentations aujourd’hui, alors sois patient. »
Amical72
amical072@gmail.com
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