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Chapitre 10 | Exuvie
Le récit d’Arnaud
J’ai, d’abord, entendu sa voix derrière moi, profonde et chaude. Une voix masculine nettement articulée et dépourvue de cet accent trainant « bien de chez nous ». Une voix enveloppante telle deux bras solides, et, comme dans un rêve, une hallucination, j’ai été immédiatement en confiance ; j’allais me couler doucement dans leur protection rassurante et me laisser emporter. Cette fois, j’allais franchir le pas, j’allais le faire !
- « Bonjour, je viens pour la livraison. »
Je me retourne sur son sourire éclatant et je lis aussi dans ses yeux cette question muette qui m’interpelle et, aussitôt, me perce à jour puis, ensuite, sa détermination qui s’épanouit, triomphante. Il me suit dans les profondeurs du bâtiment agricole, au plus sombre, parmi le matériel obsolète, les caisses délaissées, sans un mot de plus.
Sa queue s’enfonce en moi qui la désire, confusément. Même s’il se montre attentif, elle s’impose inexorablement dans une douleur fulgurante, crissant à mes oreilles, elle m’ouvre à vif, déchire cette armure dans laquelle je me suis, depuis toujours, enfermé, faisant sauter une à une les sutures que je m’appliquais scrupuleusement à resserrer, dans un déni éperdu et indicible.
Puis, enfin libéré de mon exuvie*1 si étroite qu’elle me rendait sourd, aveugle et asnomique*² à moi-même, je suis emporté par ce mouvement vital, l’extase de ses aller-retour qui me remplissent, me complètent au rythme de nos respirations haletantes. Puis, soudain, je suis suffoqué par la jouissance qui me secoue alors que, dans un ultime coup de rein, il me remplit de sa sève. Je reste sonné, comme un somnambule, quand, rajusté, il me gratifie d’une tape amicale sur l’épaule avant d’aller reprendre son camion et de partir.
Mais il est revenu.
Et nous avons été surpris !
Ma tête est encore ébranlée par ce hurlement strident : « tu me dégoutes ! », ballotée par ces mille questions auxquelles je ne saurais répondre : « Combien de fois ? Depuis combien de temps ? Sans capote ? Et avec un noir ! »
Comme si cette couleur ajoutait encore à son incompréhension, à sa sidération à elle.
Puis, de nouveau, elle me répudie : « tu me dégoutes ! »
Et le regard vide, comme indifférent, de nos deux grands fils. Et j’ai envie de leur hurler « dites quelque chose, faites un geste … » Leurs bras restent désespérément ballants n’esquissant pas le moindre signe, ils encadrent leur mère drapée dans sa dignité trahie et me renient dans un mépris silencieux puis se détournent.
Me voilà donc dégradé et banni ? Disparu, invisible, comme mort ? *3
Alors je suis parti, abandonnant choux, poireaux, chicons … à leur sort, oublieux des plantations, des récoltes comme des livraisons, de tous mes « devoirs », même les plus « sacrés », délesté de tous mes biens et de toute attache puisqu’on m’a exilé.
J’ai d’abord erré. Puis, hâve et hirsute, j’ai sonné à la porte de la Communauté.
Je suis défait, écorché, battu, dépouillé et seul. Mais je suis enfin libéré de cette carapace dure et insensible dans laquelle je m’étais volontairement cloitré jusqu’à étouffer, c’est elle qui est tombée, comme une peau morte.
Moi, je suis vivant. Ecrasé, piétiné, souffrant, indésirable, misérable, banni … mais, malgré tout, je suis vivant.
*1 Exuvie : enveloppe de chitine ou de peau que le corps de l’animal (arthropode, insecte, invertébré ou, comme cette illustration, un serpent ) quitte lors de sa mue et que l’on peut parfois retrouver, délaissée.
*² Asnomique : incapable de percevoir les odeurs mais aussi les gouts. + d'info.
*3 Suzanne chante « p’tit gars » qui « est caché dans le placard, qu’est amoureux, c’est pas un crime … »
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Amical72
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