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Saison 7 | Chapitre 4 | Désespérance
En fait, même si je ne parviens pas à regarder Jérémie autrement que comme un enfant, notre discussion m’avait interpelé davantage que je ne l’avais laissé paraitre.
Très jeune, j’avais essuyé quelques réflexions blessantes d’observateurs perspicaces alors que je n’avais pas même réalisé quel était l’objet de mon attirance manifeste tant elle était « innocente », je veux dire : pas encore écrasée par la conscience de son infamie. Au fur et à mesure des circonstances, alors que m’apparaissait lisiblement l’origine du trouble de mes sens, tout en m’efforçant à l’impossible pour la dissimuler, deux questions revenaient en boucle : « suis-je normal ? » et « suis-je le seul ? » Or, avec une éducation affective et sexuelle quasi-désertique, l’absence absolue de références en matière d’homosexualité, sinon celles d’individus moqués, méprisés, dépréciés, uniquement désignés par un vocable d’insultes, me faisait rejeter dans le déni tout une part de moi-même, juste à l’âge où il m’aurait fallu cultiver mes premiers émois sous des regards bienveillants.
Sans la rencontre avec François qui avait entendu ma question muette, qui sait dans quel égout j’aurais dû aller faire mes premiers pas incertains quand, avec lui, j’avais pu m’abandonner à mes découvertes en toute quiétude.
J’allais pourtant croiser ce qui parut, à mes yeux, être une des figures du diable, quelques mois plus tard.
Tout juste majeur, fort de ma carte d’électeur toute récente, j’étais allé assister à quelques réunions politiques à l’issue desquelles, le plus souvent, un verre permettait d’échanger avec les intervenants. Je me tenais un peu en retrait, curieux, attentif à ce qui se disait lorsqu’un homme, que je ne connaissais pas, s’est approché. Ouvrant ses bras, il créa un vide autour de moi qui me retrouvai ainsi à l’avant-scène. Car c’en était une !
– « tenez, regardez, LE voilà ! » Puis, à mon attention : « quel est ton prénom, déjà ? »
Intimidé, je n’osai me soustraire à cette emprise et balbutiai un timide « Julien » quand je vis approcher un homme, plus petit que moi et rond, vêtu d’un costume trois pièces à fines rayures, de grand prix – ma mère, couturière à ses heures, m’a appris à distinguer les beaux tissus et les coupes de belle façon - cravaté, la crinière et la barbe brunes mêlées de sel et mordant un gros cigare entre ses fortes dents, dont il tirait de petites bouffées de cette fumée grasse qui empeste si fort. Son ventre rebondi, ses manières et son sourire auraient pu le faire passer pour patelin :
- « voilà un Julien qui me semble plein de promesses avec de solides arguments … »
Mais ce regard sombre, brillant, perçant, avec lequel il m’envisagea soudain, m’épingla comme un papillon dans une boite d’entomologiste. Joint à la rapacité de sa main qui s’empara de mon avant-bras, il hérissa toutes mes préventions. Je les dissimulai diplomatiquement sous un sourire flatté tandis qu’il m’invitait à le rejoindre, le jour de mon choix, à la table ouverte qu’il tenait chaque midi dans une fameuse brasserie. Ajoutant, avec un air de fine connivence, un « je t’attends, hein ! » plein de la morgue du loup qui est convaincu que l’agneau ne saurait lui échapper. Je me sentis soudain, plus que déshabillé, presqu’écorché, découpé en morceaux choisis. J’enfermai dans le noir cachot du fond de ma poche la carte de visite que l’on me tendit après qu’il eut tourné les talons, reparti vers d’autres moulins.
Je me jurais alors que je ne serais JAMAIS ce docile bœuf gras que les bouchers font défiler en musique pour le Mardi Gras puis sacrifient pour en exhiber la carcasse à l’étal avant de la découper pour réjouir le palais des notables.
J’avais pris grand soin de bruler le carton.
Mais là, j’ai besoin d’aller en ville, de voir « du monde », enfin, d’autres mecs « de MON monde », avec qui parler, même de choses sans importance, pour respirer, ne plus me cacher de ce que je suis pendant un moment. Pouvoir mater un mec avec gourmandise sans redouter sa réaction, sans risquer l’insulte, l’anathème.
De loin, j’aperçois Marc*, le petit représentant au cul si gourmand en conversation avec un mec que je connais vaguement de vue. Je m’approche et, me voyant, il me fait signe. Je le salue en retour d’un « ça va ? », évitant, par prudence, de l’appeler par son prénom. L’homosexualité est peut-être désormais légale mais le climat demeure foncièrement homophobe et, même si on s’encule dans les fourrés ou au sauna, chacun de nous veille à préserver son anonymat social du mieux qu’il peut, surtout s’il est marié et père de famille. Et celui-là qui, dans la nuit protectrice, hier, jouissait avec et par toi, peut t’ignorer superbement quand il te croise le lendemain. Mais, les yeux au ciel, Marc lève les bras dans un geste un peu théâtral, et ajoute à mon intention :
- « j’ai TOUT envoyé promener … alors, TOUT va bien ! »
Comme je hausse les sourcils, un peu incrédule, il poursuit :
- « et le boulot aussi ! Marre de tous ces kilomètres ! Je suis serveur en extra, je gagne assez pour vivre et j’ai plus de temps pour me faire des mecs. »
Il m’envoie une œillade appuyée alors que je le regarde interloqué. Il a désormais l’oreille percée, ornée d’un gros brillant très voyant et je ne sais quoi d’apprêté dans ses cheveux coquettement ébouriffés pour tenter de cacher le creusement de ses golfes frontaux. Il me montre sa main gauche, poignet cassé à angle droit et doigts en éventail à l’extrémité de son bras retourné vers le haut et tendu. Son annulaire est libre.
- « et la grognasse avec ses deux mouflets, larguée aussi ! Plus de reproches ! »
Il minaude un instant alors que je le regarde pétrifié par son changement, ce ton sec et pincé, l’affectation avec laquelle il affiche sa légèreté, son inconséquence. Voyant qu’aucun de nous deux ne semble applaudir à ses choix ni à sa nouvelle vie, il tourne les talons avec un frétillement des doigts en guise d’au revoir, me laissant en compagnie de son interlocuteur.
C’est un homme plus âgé que moi auquel j’attribue un peu hâtivement, sans doute, la quarantaine. C’est un homme très soigné, aux cheveux courts, châtain avec de longues pattes taillées ras, des yeux marrons. Il est plus petit que moi et affecte un style anglais avec pantalon de velours, pull-over à motif de losanges sous sa veste en tweed et un foulard de soie dans l’encolure. Je sais qu’il travaille dans une pharmacie et il doit penser que son attitude compassée vaguement désuète donne de la solennité à son propos. J’avoue qu’il me fait un peu sourire … Il redouble de remarques définitives sur Marc qui, selon lui, « file un mauvais coton comme l’indique bien son teint de papier mâché. »
C’est vrai que je lui ai vu les traits tirés et une sale irisation mauve dans ses cernes … Je me surprends à bénir ma constance de n’avoir jamais baisé avec lui que capoté ? Soulagé. Je suis parcouru par le frisson glacé d’une frayeur rétrospective et l’amertume de la mesquinerie d’un tel égoïsme.
Il me glisse, sur un ton de conspirateur, qu’il ne se risquerait pas à fréquenter ce garçon qui, il en est assuré, lui semble porteur des germes que chacun redoute … Et il appuie ses dires d’une dénégation vibrionnante de la tête qu’accompagne une moue pincée. Je ris :
- « Voyons, même s’il était malade, on ne risquerait rien à lui serrer la main, à le toucher, ni même à l’embrasser*² et, pour le reste, il suffit de se protéger avec un « étui de latex » comme ceux que tu vends »
Il se redresse soudain, comme piqué au vif. Son ton est sec et péremptoire.
– « mais il me suffit de regarder et je sais toujours à QUI j’ai à faire… je choisis QUI je fréquente pour ne pas avoir à utiliser ces accessoires dégradants dans les rapports entre personnes de qualité. »
Puis il s’éloigne d’un petit pas pressé, drapé dans son honorabilité froissée et pourtant horriblement bête et dangereuse. Je suis effondré qu’un gay, qui plus est travaillant en officine, propage d’aussi terribles contre-vérités. Il me semble que c’est la même norme qui le clouait au pilori en tant qu’homosexuel visible, il y a peu, qu’il utilise à son tour pour stigmatiser Marc, l’accusant sans aucun élément sérieux ni précaution.
Désespérant !
*retrouvez Marc dans Agriculteur saison 2-03 et 2-06
*² Le 6 mai 1987, Jean-Marie Le Pen est l’invité de « L’heure de Vérité » sur Antenne 2 pour le Front National. Il déclare : « le sidaïque est une espèce de lépreux » … « terriblement contagieux » … « par sa transpiration, sa salive et ses larmes », qu’il faut regrouper dans des « sidatoriums » … Ces paroles, que l’on sait être des contre-vérités, terribles, laisseront longtemps des traces dans la perception du sida par le plus grand nombre. Il faut savoir NE PAS OUBLIER ! Lien
Sur les rencontres que l’on n’a pas su faire, une des plus belles chansons du grand Georges : « les passantes »
Et pour renouer avec la gaudriole, tout en restant toujours modeste
https://www.paroles.net/georges-brassens/paroles-le-bulletin-de-santeDont vous relirez les paroles
Amical72
amical072@gmail.com
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