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Saison 3 | Chapitre 8 |
Dépassement
AVERTISSEMENT : Cette histoire, dans sa construction, est une FICTION, sensée se dérouler à la fin des années 80, dans le climat, avec les ressources et les réponses juridiques de ces années-là. Elle ne saurait être regardée, ni comme l’opinion de l’auteur, ni même ses préconisations. En cas de problème similaire, merci de prendre conseil auprès des organisations compétentes pour faire entendre votre voix et faire reconnaitre votre situation. Elle a été écrite en possible cohérence avec la personnalité de Julien, le protagoniste, un homme de vingt ans qui veut diriger sa vie sans, toutefois, s’exposer.
La nuit porte conseil, dit-on. Or je ne parviens pas à sortir l’incident de l’écurie de mon esprit, la violence de mon ressenti est encore vive et constitue toujours une énigme à mes propres yeux. Mais, d’évidence, je sais que j’ai perdu là une partie de mon innocence, touché du doigt la vulnérabilité de la condition d’homme, celle d’être une victime qui conduit à s’interroger sans cesse sur soi-même, à chercher un sens aux expériences de la vie.
Une autre question tourne dans ma tête : qui est-il cet Autre, ce pair que j’ai regardé pour un monstre ? Il me parait trop simple de le renvoyer à un abominable ce qui ferait obstacle à ma propre émancipation. Si Rousseau n’est qu’un salaud, je ne suis qu’un être sans défense dont le destin est de périr sous le couteau de l’égorgeur. Se peut-il qu’un homme soit méchant par essence ? Et ce bonhomme, que je n’avais jamais entendu tenir que des propos ordinaires et mesurés, est-il devenu absolument pestiféré sur un seul geste ou reste-t-il, tout comme moi, un homme qui, parfois, se révèle qu’il peut aussi agir en salaud ?
J’ai organisé ma journée ; ordre et méthode me contiennent et permettent à mon esprit de vagabonder plus librement. J’avais, ce matin, scrupuleusement visité les prés, vérifié que les abreuvoirs soient propres et alimentés, puis j’avais informé Monique de mon programme du jour et j’avais sellé Noisette. J’avais dessiné un itinéraire parfaitement reconnu et m’étais un peu confié à l’humeur joyeuse de la jument, la laissant adopter spontanément l’allure adaptée, et ne la canalisant que pour la régularité. La boucle nous avait conduit au méandre des moines où je l’avais dessellée pour entrer dans l’eau avec elle. Elle s’y était ébrouée puis couchée et, maintenant, fumait au soleil après s’être roulée dans l’herbe. Et d’un coup, il est là !
Il a remis sa tenue habituelle, celle du paysan, qui nous est familière. Mains aux poches, manches roulées, un bouton du col ouvert et le visage hâlé, il sourit : « j’ai vu Monique. » Et il est donc venu me rejoindre, comme je l’avais espéré, merci. Il se campe à distance, les ombres des feuillages dansent sur lui mais je devine une lueur joyeuse dans ses yeux. A le retrouver, je ressens toujours la même impulsion, celle de me retrousser les manches en l’interrogeant « et que fait-on maintenant ? » Mais à cet instant, à demi couché dans l’herbe, je suis partagé entre deux tentations : est-ce que je saute sur mes pieds ou est-ce que j’espère qu’il vienne s’allonger à mon côté ? C’est alors qu’il pose la main sur le dos de Noisette qui broute, chassant les insectes par des ondes de crispations courant sur sa peau : « une bien belle bête ! » Immédiatement, je bondis.
Bien sûr, ce n’est ni le même ton, ni les mêmes circonstances, mais c’est comme une violente piqure : « Dis-moi, s’il te plait, j’ai BESOIN de savoir, pour comprendre. Le père Rousseau et toi, vous avez ... ? » Ma voix s’éteint prudemment. Je le regarde, il a brusquement les sourcils froncés, l’œil perplexe : « … »
J’insiste : « Enfin, s’est-il passé quelque chose entre vous ? »
Il me considère attentivement, avec un petit sourire : « tu n’as pas tout entendu, l’autre jour, alors ? » Je hausse les épaules, dans l’attente qu’il poursuive. « Il m’a demandé … si je me souvenais … C’est une vieille histoire, j’étais bien trop jeune. Puis il t’a désigné d’un coup de menton : est-il donc gentil avec toi, celui-là ? Je suis resté impassible sans lui répondre, mais il a gloussé, comme s’il nous avait percé à jour. »
L’imperméabilité de ses yeux, baissés comme un rideau de fer, veut attester de son habitude de taiseux à garder à tout crin un secret, qu’il vient, pourtant, ici, de briser et il poursuit « Il s’est tu un moment en te regardant puis il a ajouté que tu étais un sacré bosseur et que je devrais te garder pour préparer ma relève. »
Alors oui, je n’en avais entendu que la fin ! »
Je sens qu’une conversion s’opère en moi. Parce que, d’une main indéniablement déplacée, celle d’un prédateur, il s’est emparé de moi à l’improviste, cet homme m’avait bouleversé et inspiré le plus vif dégout, pour lui comme pour moi. Or là, cette aversion se transforme d’un coup en révolte. Contre le poids de ce tabou qui étouffe le désir de l’homme et tue en lui toute possibilité de parole. Contre cette atmosphère irrespirable, saturée d’ammoniaque, confinée dans la pénombre d’une étable, qui le réduit à des pulsions décérébrées devenues irrépressibles et l’accule à l’acte, brutal, univoque, le geste désespéré d’une victime*. Pour autant, je sais que, désormais, je ne serai plus paralysé en cas de récidive et saurai le remettre fermement en place à la première tentative.
Moi, Julien, je sais désormais qui je suis : je suis gay ! Cet état, je ne le fuis pas, je l’accepte, je l’assume et je sais que, jamais je n’aurai une vie « normale » mais je m’applique à vivre tel que je suis, obstinément, fièrement, librement. Et si Rousseau n’était qu’un pauvre homme incapable de me dire autrement sa proximité, notre dimension commune … mais pour lui indicible ? J’en éprouve presque de la pitié pour lui, incapable de se reconnaitre.
Alors quand je relève la tête vers cet homme secret qui me fait face, me revient en premier le plaisir du dialogue de nos langues voluptueusement nouées, puis, dans l’éclat qu’allume simultanément cette évocation, nos yeux se plissent, nos regards se polarisent. « Nous avons bien la soirée pour nous, patron ? » J’ai un besoin vital de me laver dans un plaisir assumé.
Il répond du ton le plus détaché « Ah, tu m’y fais penser … j’ai rapporté quelque chose à ton intention, Julien »
A cet instant, quelques soient les obstacles, les accidents, les interdits, je me sens émerveillé par cette existence : cette rivière qui coule sous les frondaisons, cette jument qui s’ébroue bruyamment en mâchant son herbe, mon désir, que je crois partagé, pour cet homme, cette attention réciproque et bienveillante. « J’aime tout de ma vie ici, patron, elle me va bien ». Je bande
(à * « Du bouton de la porte aux flots hargneux de l’océan, / du métal de l’horloge aux juments des prairies, / ils ont besoin. / Ils ne diront jamais de quoi, / mais ils demandent / avec l’amour mauvais des pauvres qu’on assiste. / Il ne suffira pas de les mouiller de larmes / et de jurer qu’on est comme eux. / Il ne suffira pas / de se presser contre eux avec des lèvres bonnes / et de sourire. / C’est davantage qu’ils veulent pour les mener à bien / où la vengeance est superflue. » Eugène Guillevic – Terraqué.
Amical72
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