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AVERTISSEMENT : Cette histoire, dans sa construction, est une FICTION, sensée se dérouler à la fin des années 80, dans le climat et avec les ressources et les réponses juridiques de ces années-là. Elle ne saurait être regardée, ni comme l’opinion de l’auteur, ni même ses préconisations. En cas de problème similaire, merci de prendre conseil auprès des organisations compétentes pour faire entendre votre voix et faire reconnaitre votre situation.
Saison 3 | Chapitre 7 | Dégueulasse
Parti en me confiant la responsabilité des Chênaies, le patron avait fait de moi un roi, oh ! tout provisoire et sans lourdes responsabilités, certes ! Mais un roi tout de même. Et je voulais scrupuleusement m’exercer à cette régence, comme un vrai professionnel mais aussi pour en retirer une satisfaction d’amour propre et me régaler de la confiance que Lecourt m’a ainsi accordée. Je veux m’appliquer à construire la conscience de ces moments heureux.
J’ai donc fait le tour des prés, faisant venir à moi les animaux en m’exerçant aux différents langages parmi ceux qu’ils entendent le mieux : le sautillement des granulés dans le seau en caoutchouc noir, le crissement du quignon de pain ou le froissement du papier de sucre. Et je licole certains d’entre eux qui me suivent docilement en longe jusqu’à la lice où je peux vérifier l’état des pieds ou ôter d’éventuels parasites, les gardant dans cette proximité familière avec l’homme. Et puis j’aime ces grosses bêtes puissantes et pourtant paisibles, leur odeur, caresser la peau fine des naseaux, ou leur poil rude qui peut être si doux. Comme la toison des hommes, quoi !
Lors de la fenaison, Patrick Rousseau m’avait parlé de deux poulains qu’il voulait me montrer et nous avions décidé de nous retrouver cet après-midi. Comme il fait doux, je décide d’aller chez lui à cheval, le prétexte à une belle balade sportive avec Noisette, une occasion qui me ravit.
Le père Rousseau est planté au milieu de la cour et me regarde débouler ; ses sourcils froncés se détendent aussitôt qu’il me reconnait. Je mets pied à terre et le salue puis fais boire Noisette.
« - Pas de chance, Patrick vient de partir faire une course. Oh, il sera vite de retour ! »
Je lui demande l’autorisation d’attacher la jument dans la vieille écurie. Il m’y invite bien volontiers et me suit dans le bâtiment sombre partagé en petites stalles par des parois de planches épaisses. Je desselle, retire le filet et noue la longe du licol à l’anneau sous le râtelier dans lequel je mets une brassée de foin. Je vérifie ses pieds, la bouchonne énergiquement, passe la main au long du passage de sangle pour m’assurer que tout va bien. J’entends Rousseau derrière moi :
« - bien belle bête, ma foi »
J’en rayonne de fierté : « c’est sûr que c’est une belle jument »
Il ricane grassement « Non, je ne parlais pas de la jument » et, soudain, sa main s’empare de ma fesse.
De grandes serres glacées étreignent mes épaules, compriment ma poitrine, déchirent mes cuisses qui flageolent. Je n’ai plus de voix, plus d’air à respirer, plus de sang dans les veines, plus de volonté. Je suis réduit, tétanisé, sidéré, impuissant. JE VOIS cette grosse main prolongée de ses cinq gros doigts courts qui me pétrit le cul, s’y imprime comme dans une vulgaire pâte, je la vois ! Elle me semble être la mâchoire d’un carnassier qui me dévore la fesse, écrasant, déchiquetant les vêtements, la peau, les poils, le muscle, la merde, le tout mêlé dans une bouillie sanguinolente et nauséabonde aussitôt corrompue par des miasmes fétides. C’est le seul endroit de mon corps qui soit vivant, chaud, mais il est pourri.
J’entends son souffle court, juste dans mon dos. « - Sûr qu’il ne doit pas s’embêter avec un joli p’tit cul comme ça, le gars André ! » Son ricanement s’étouffe dans un raclement de gorge. Une voiture déboule dans la cour. « Ah, Voilà Patrick ! », et il sort, m’abandonnant à mon désarroi.
Je retrouve petit à petit mes esprits, mon sang circule à nouveau, j’ai pris appui des deux bras sur la croupe de Noisette dont le mâchouillement me rassérène. Mais je garde cette brulure, là.
Patrick fait irruption « Julien ? » et il me semble qu’il crie. Non ! Il est simplement content de me retrouver, impatient de me montrer ses deux poulains, un mâle et une femelle qu’on va chercher au pré. Alors qu’il était tout à son entrain, Patrick s’arrête soudain : « ça va Julien ? Tu es pâle d’un coup » Je proteste « non, ça va, t’inquiète ! J’ai dû un peu forcer, c’est tout »
On ramène les deux bêtes en longe, au pas. Elles sont calmes et confiantes et, une fois attachées, nous attrapons leurs pieds et observons la rectitude de leurs aplombs. On les bouchonne et on teste leurs réactions quand on pose sur leur dos une couverture ou des sangles dont on fait tinter les boucles. On les fait marcher en main dans la cour avec uniquement deux ordres : le « Oh » de l’arrêt et « marcher » puis on les récompense avant de les relâcher au pré. L’attention que je porte à ces animaux me distrait un peu de ma mésaventure mais je garde l’esprit préoccupé.
Je rentre et, après avoir pansé Noisette, je me douche longuement et mets tous mes vêtements au lavage. J’aurais aimé que Lecourt soit présent pour qu’il pose ses mains sur moi, des mains « propres », pour effacer. Alors je me réfugie auprès de Monique, lui proposant mes services ; il y a toujours de quoi occuper un bricoleur dans une maison. Et je sais qu’elle sera ravie d’avoir ma compagnie pour diner.
Cependant mille questions se bousculent et, dans ma tête, je revisite les évènements récents. Qu’entendait Rousseau quand il a dit au patron « on a besoin de gars comme lui » ? Comme quoi ? Et que m’indiquait ce dernier avec son « il est tout sauf naïf, Rousseau » ? Etait-ce une mise en garde ? Qu’aurait fait Rousseau si son fils n’était pas arrivé ? Peut-être rien de plus car il en avait eu l’opportunité sans pourtant rien tenter. Mais moi, Julien qui n’hésiterait pas à aller au contact à la moindre insulte, pourquoi n’ai-je pas réagi quand ce vieux dégueulasse me tripote le cul à l’improviste dans la pénombre d’une écurie ? Est-ce la fameuse sidération de la victime, incapable d’esquisser le moindre geste de protestation, sans même parler de défense ? Je suis ulcéré, je me fais le serment de donner un avertissement net et sans appel à Rousseau à la première occasion, j’ai une telle colère en moi qu’au moindre geste de sa part, je pourrais ne pas retenir ma violence.
Mais je suis surtout infiniment triste « et j’ai compris/ toute l’infinité résignée et muette/ de la douleur des bêtes, de la douleur des bêtes*. » (à suivre)
*Francis James De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir. 1898
Amical72
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