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Saison 1 | Chapitre 8 | Vacances
Les moissons étaient terminées et, dans les éteules blondes, les lignes de ballots de paille attendaient comme des animaux tapis. Le ballet des tracteurs attelés de plateaux et ou de fourches prélevait ces pavés couchés pour les empiler dans les granges. Remplir la grangette a été l'objet de savants calculs et le calepinage ménageait un passage qui suivait le mur et donnait accès à un espace réduit laissé libre. Nous étions couverts de poussières collées de sueur, le corps rompu par les efforts, les yeux cernés mais étrangement heureux et rien ne me plaisait tant que ce beau travail accompli dans cette complicité implicite. Le matériel rangé, j'ouvre un robinet et me douche au jet dans la cour, tout habillé, sous le regard incrédule du patron. Il rit « Viens, je t'emmène. Mais auparavant, file te changer, je ne te laisse pas, tout trempé comme un chien, monter dans mon carrosse » Le C15 cahote dans les ornières des chemins puis au travers des prairies en se rapprochant de la rivière. Le terrain semble soudain se relever, fermé par un bourrelet de terre d'où émerge la cime des saules et le patron m'explique qu'ici, au Moyen Age, les moines ont souligné le relief avec cette levée pour créer une retenue. Il me confie « je venais souvent ici ... »
Bien sûr, rien ne ressemble vraiment à son souvenir mais je découvre là une sorte de méandre rempli d'eau claire qui parait sombre dans l'ombre et la tentation est trop forte : je me déshabille entièrement et m'avance dans l'eau fraîche. Le sol est sableux, un peu vaseux par endroits et la profondeur juste suffisante pour nager sur une quinzaine de mètres mais fendre l'eau sous l'impulsion d'un battement puissant me délasse et l'eau est comme une caresse. Soudain, il y a comme une ombre qui surgit à mes côtés et j'ai un mouvement de recul. Le patron éclate de rire : « tu sais Julien, j'ai nagé ici bien avant toi ! » Il plonge entre mes jambes … et me renverse, bien sûr. Il n'est pas très bon nageur mais ce n'en est que presque mieux car je peux me couler contre lui, le contourner ou le retenir, surgir dans une gerbe d’eau devant lui qui en suffoque, le remorquer comme dans un exercice de secours... Il me semble redécouvrir sa peau dans une nouvelle dimension érotique quand nos corps se frôlent dans la fluidité de l'eau fraîche. Sommes-nous trop fatigués où paralysés par la température de l’eau ? Nos corps se frottent, se soutiennent, se mêlent sans que le désir nous fasse basculer. Nous sommes juste heureux de ce délassement, complices dans cette découverte apaisée de l’autre. On rit, on s’éclabousse, on joue. Des jeux qui nous laissent haletants comme deux gamins sur la berge où nous séchons au soleil. Je n'ai jamais vu le patron ainsi : détendu, nu et, surtout, inactif. Il est allongé sur le dos, les mains croisées sous la nuque, le regard dans les frondaisons. Il me dit, d'un ton à la fois doux et assuré : « Julien... » « oui patron » « Julien, tu vas faire ton sac et partir quelques jours » Je me fige. Pourquoi faut-il toujours que la grêle ravage les champs les plus prometteurs ? Il poursuit : « La patronne doit aller se reposer au bord de la mer, elle partira l’esprit tranquille si toi, tu n’es plus là. Rentrons. » Sur le chemin, il ajoute « va voir tes parents, Julien, laisse-moi trois jours et tiens-toi prêt » Je fais donc une grosse bise à Monique qui me charge inévitablement de quelques victuailles et retrouve ma chambre d'adolescent dans la maison familiale pour quelques jours. Elle me parait pleine de peaux mortes, des peaux qui étaient les miennes, bien sûr, certaines porteuses de souvenirs attendrissants mais je ne suis plus ce Julien, j'ai mué. (à suivre)
Amical72
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