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11 | Ordinaire – Le récit de Julien.
La vie ordinaire poursuit son cours, celle d’un agriculteur lambda qui, à l’automne, prépare les sols, sème les céréales d’hiver, s’occupe de son bétail, puis mange, se repose et dort. C’est ce qui constitue l’essentiel du temps dans une vie, la mienne en tous cas.
Au moins une fois par semaine, Lecourt vient me prêter main forte à l’écurie pour le pansage du matin. Il est bien rare que le hasard d’un geste, d’une proximité de fortune, ne nous jette dans les bras l’un de l’autre, délaissant soudain nos outils au profit d’une étreinte fusionnelle qui, pour être retenue et chaste, ne m’en chavire pas moins le cœur.
De joie.
Mes bras enserrent, mes mains pressent son torse d’homme contre le mien, j’enfouis mon nez dans son cou. Avec ses odeurs me revient cette jubilation qui nous a porté aux plus puissants élans, cet attachement pour lui qui me noue le ventre et accélère les battement de mon cœur.
Durant quelques secondes.
Puis il se détache, me tapote affectueusement l’épaule, me glisse une banalité sur un ton bonhomme : « voyons, reprenons, veux-tu » ou « au café, maintenant », enfin, une de ces insignifiances qui n’est qu’un prétexte pour y ajouter un « Julien » où j’entends tout ce qu’il ne me dira jamais, ce qui, d’ailleurs, serait superflu.
Puisque toute la malice du monde scintille dans sa prunelle.
Pour suivre, je lui réponds d’un éternel « oui, Patron ! » ronflant jusqu’au grotesque mais qui entérine notre … complicité, cette attraction qui nous aimante et dont l’intensité nous fait sourire autant qu’elle nous suffoque.
Ces matins-là, Lecourt prend le café avec moi, soit il vient à la maison, soit, le plus souvent, nous rejoignons Monique dans la cuisine de la grande maison. Elle nous attend, fidèle et dévouée à « ses hommes » comme elle dit. Mais si fière, à la fois. Car qu’aurions-nous pu accomplir de nos destins sans l’indispensable appui de son intendance constante et attentive ?
Elle non plus ne révélera rien mais elle n’a pas nos pudeurs, vestiges d’une virilité mal placée et, l’âge venant, elle sollicite régulièrement et sans détour mon aide pour pallier les faiblesses de son « vieux dos fourbu », faisant de moi son soutien qu’elle rabroue parfois en commis maladroit mais qu’elle dédommage ensuite de quelque gourmandise préparée à ma seule intention.
Elle est ma seconde mère, celle qui m’a adopté tel que je me suis révélé et construit, tel que je suis, celle dont je n’ai pas trahi, bien malgré moi s’entend, les attentes quand les yeux de la mienne se teintent encore parfois d’une nostalgie que je ne peux consoler par nul réconfort : j’y lis que je suis un « bon » fils dont elle est fière … mais pas exactement celui dont elle avait rêvé en se penchant sur mon berceau, un transfuge qu’elle ne comprendra jamais vraiment.
Je sais aussi, avec conviction, qu’à tout le mieux, elle préfère me savoir différent mais heureux fût-ce au prix de des projections qu’elle avait formé pour moi et qu’elle s’entend en bonne intelligence avec Monique à qui, dés mon arrivée aux Chênaies, elle avait tacitement délégué de veiller sur moi.
Mais la rançon de ma liberté, car tout a un prix en ce monde, c’est mon relatif isolement. Peu de portes s’ouvrent pour accueillir un homme de quarante ans en pleine possession de ses moyens et pourtant demeuré célibataire. Cet écart à la norme est assurément regardé comme incompréhensible donc suspect et, partant, inquiétant ; il fait de moi quelqu’un de peu recommandable. Les amitiés ne m’en sont que plus précieuses.
Alors je suis heureux que Jérôme ait repris le chemin des Chênaies. Le désordre salutaire qu’il apporte dans ma maison et dans mon quotidien est celui de la vie, bouillonnante et toujours imprévisible.
Non qu’il ne m’informe pas de sa venue comme de ses projets, non, bien au contraire ! Jérôme est un homme parmi les plus responsables que je connaisse mais quand il m’a avoué « être toujours un homme en colère* », je lui ai proposé de disposer des Chênaies à sa convenance pour fuir sa solitude et l’aider à surmonter cette sensation d’étouffement qui semble le ronger et qu’il ne dissipe jamais mieux que par l’action, m’engageant, en juste retour, à user de son hospitalité « à la ville » contre la léthargie de la campagne.
Le mouvement, c’est la vie.
Or celle-là, elle n’est jamais telle qu’on la souhaite, elle est pleine de rebondissements inattendus et, plutôt que de me désoler en vain de la pluie qui compromet mes semis puis de la sécheresse qui en contrarie la levée, de tout ce qui peut survenir inopinément et bouscule mes projets à l’improviste, j’ai pris le parti de m’en accommoder et de m’appliquer à en tirer parti.
Après tout, le sort m’a fait gay alors que rien ne l’annonçait et que rien ne m’y avait préparé. Pourtant, il m’a fallu faire avec ; j’ai donc retroussé mes manches pour que ce trait ne devienne pas un destin funeste, pour faire valoir la légitimité de mon droit au bonheur.
Alors j’accueille Jérôme avec joie, quand et comme son service, la garde de ses enfants, son besoin de se dépenser sur les chemins en pleine nature ou tout autre motif qu’il préfère taire le conduit aux Chênaies.
Un mercredi après-midi, je l’ai vu arriver en compagnie de son fils Lucas.
- « Avec Quentin, l’aîné, c’est plus délicat » me confie-t-il.
Mais ce n’est plus le petit garçon potelé et rieur que j’avais tenu dans mes bras dans l’eau du méandre des moines, il a bien changé ; voilà que, du haut de sa dixième année, il me confesse doctement avoir « gardé un souvenir marquant » des tours qu’il a faits sur le dos de mes chevaux ; il doit pourtant y avoir bientôt cinq ans de cela.
Alors je m’accorde le temps de l’envisager en silence pendant quelques minutes, ce petit d’homme si sérieux et si pétri de courage, je hoche la tête avec l’air de celui qui mûrit longuement sa réponse avant de la formuler.
- « Marquant … mais sans doute un peu … lointain, non ? Après tout, tu n’avais alors que cinq ans, six tout au plus et, à cet âge, c’est colossal un cheval, surtout ceux-là ! Mais aujourd’hui que tu as bien grandi, aurais-tu les mêmes impressions ?
Peut-être voudrais-tu m’accompagner ? Je m’apprêtais justement à m’en occuper. »
Son haussement d’épaule qui s’essaie à être désinvolte, tout comme son vague « Mouais ... » dissimulent mal l’impatience de sa curiosité et sa nature spontanée et tonique reprend vite le dessus. En cela, le cadet me paraît être le digne fils de son père avec qui j’échange un sourire complice.
Et reconnaissant.
Car rien ne me réjouit davantage que de transmettre ce que j’ai pu apprendre de la vie et ce petit garçon qui avance d’un pas décidé sous nos regards d’adultes me remplit de bienveillance, en même temps qu’il me confère le sentiment réconfortant d’une utilité à être au monde.
C’est à lui que, naturellement, j’ai confié la longe pour ramener une jument placide et j’ai une pensée pour Adrien, le fils Lecourt, dont le père m’a si souvent délégué les apprentissages, me « prêtant » un fils que je n’aurai jamais.
L’animal une fois attaché, nous procédons au pansage, ma main guide celle de Lucas qui, je le comprends, appréhende de blesser la bête avec l’étrille de métal et je viens lui apprendre à mesurer la pression qu’il exerce sur la taloche crantée selon la zone qu’il veut débarrasser de la terre sèche qu’il chassera ensuite avec le bouchon, ses yeux venant régulièrement quêter l’approbation des miens qui l’encouragent.
De même qu’il reproduit sans trembler ma posture pour demander à l’animal de relever ses antérieurs, lequel s’en acquitte placidement, afin qu’ils soient curés. Je me charge de nettoyer les postérieurs.
Je harnache la jument avec un simple surfaix de voltige et la conduit dans le cercle, j’en confie la garde à Jérôme pendant que le garçon se hisse sur son dos, son pied prenant appui dans le creux de mes deux mains aux doigts croisés. Je reprends la longe des mains d’un père soulagé et, au premier claquement de langue, la bête prend le pas sur le cercle, à gauche.
Les solides poignées du surfaix rassurent le cavalier qui se prête avec zèle aux exercices d’assouplissement et d’équilibre prescrits mais quelques foulées de trot qui le ballottent en tous sens troublent cette assurance toute neuve.
- « C’est là qu’il est bien ton rejeton, Jérôme ! Quand il ne maîtrise plus, il bande ses muscles et oppose sa force pour résister. Dis-moi, Lucas, qui, de la jument ou de toi, est le plus fort ? »
Devant sa mine déconfite, j’ajoute avec un clin d’œil.
- « Mais qui sera le plus malin ? »
Comme je l’avais deviné, quelques explications suivies de leur mise en pratique suffisent à ce garçon au corps délié pour qu’il adopte le rythme du petit trot. Puis il accepte de lâcher la sécurité d’une puis de ses deux mains et sourit largement de voir sa tête rudement chahutée quand la foulée s’allonge. Pour un peu, il se pique au jeu, cherche à conserver son assiette puis tente de conquérir plus d’aisance, fier de montrer que sa persévérance lui permet de triompher des premiers obstacles. Joyeux enfant.
Spontané.
Il m’a étroitement étreint et embrassé quand je l’ai aidé à descendre de l’animal et, en garçon responsable et scrupuleux, n’a pas accepté mon aide pour le pansage.
Sauf pour curer les postérieurs.
C’est lui, mais également son frère, qui alimente la conversation que Jérôme et moi entretenons, confortablement assis dans mon canapé, en dégustant un verre de Savennières dans le calme de cette toute fin d’après-midi où il fait déjà sombre.
Désormais, nous avons renoué notre lien, un lien différent de celui des débuts, plus libre et équilibré, qui sait se faire, quelques fois, un peu plus étroit, un peu plus ...
Mon téléphone vibre et un réflexe me fait le consulter.
- « Sommes à Saint Martin. Espérons qu’il n’est pas trop tard pour t’inviter à dîner avec nous ce soir. »
Pour retrouver les motifs de la colère de Jérôme, relire la série Agriculteur – S21-13 – Ton âme frère – ici, sur le site www.cyrillo.biz
Ô nuit / Ô laisse encore à la Terre / le calme enchantement de ton mystère / l’ombre qui t’escorte est si douce / est-il une beauté aussi belle que le rêve ? / Est-il vérité plus douce que l’espérance ? le TUBE, d’après Hippolythe et Aricie de Jean-Philippe Rameau : Ô nuit
Amical72
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