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15 | Une revanche – Le récit de Julien.
Après nos ébats dans la paille des écuries, Anthony et moi regagnons ma maison à la nuit tombée. Je lui ai confisqué son peignoir d'autorité et c'est complètement nus que nous sommes revenus côte à côte, mon bras libre entourant chaleureusement ses épaules. Il marche d'un pas résolu. Fier et joyeux.
Je lis dans son pas alerte et conquérant, dans son dos redressé, dans ses yeux d'un bleu lumineux, dans ce sourire qui creuse sa double fossette, une affirmation de soi qui fait plaisir à voir. Et lui confère un charme indéniable, une pétillance qui transcende tout.
Je n'aime rien tant que ces moments d'après l'amour quand, forts de la réciprocité de nos sensations et comblés, vidés de toute tentation de se mesurer dans un affrontement visant à établir une hiérarchie stérile, chacun regarde le partenaire avec bienveillance et la gratitude de l'homme rassasié, laissant s'épanouir une sorte de fraternité joyeuse.
Dire que certains, submergés par le remord, courent se flageller pour expier ce qu'il regardent comme un pêché, une "abomination contre-nature". Alors que cette nature, pour peu qu'on accepte d'ouvrir les yeux sur elle, nous donne à voir des pratiques qui montrent que, pas plus que le rire ou les outils, l'homosexualité n'est le propre des humains mais que nous la partageons avec nombre de nos cousins du règne animal.
Ah oui ! Je dis "après l'amour" et pas "baiser". On "baise quelqu'un", on le trompe, on le dupe, on a un rapport sexuel avec un objet animé qu'on utilise pour satisfaire égoistement sa libido, on le jette ensuite et on l'oublie tout aussitôt ; alors qu'on "fait l'amour AVEC quelqu'un", un partenaire -ou, plus rarement, plusieurs- Chacun, en étant attentif à l'autre, tire autant son plaisir de celui de l'autre, qui le lui rend bien, que de ses propres vertiges. En compères.
Nos ablutions sont empreintes de cette saine camaraderie ; il semble qu'Anthony ait conquis une aisance d'homme désormais averti, qui n'a rien à prouver et assume plus librement son physique ordinaire qu'il illumine de son sourire.
A peine a-t-il extrait le bleu joyeux de ses yeux de la serviette avec laquelle il se frictionnait que je l'attire à moi, le bloquant contre la vasque. Quand je tends le bras vers l'armoire de toilette, il relève un sourcil, m'interroge d'un regard narquois. Mais c'est un tube de pommade réputée souveraine pour apaiser les irritations de la peau que j'en extrais. J'en enduis soigneusement ses lèvres avec une application volontairement affectée puis je recharge l'extrémité de mon majeur d'une noisette du baume cicatrisant et, le retournant vivement face au miroir, j'en badigeonne ensuite grassement son anus légèrement congestionné. Le soin s'achève quand ce doigt l'embroche en torpille, je souris du soupir qu'il ne peut retenir. Nos regards amusés se croisent dans le reflet, complices de notre commune gourmandise.
Mais d'une claque sèche sur sa fesse, je l'expédie dans le salon tandis que j'effectue quelques nettoyages et remises en ordre dans la salle d'eau. Le temps de me réjouir de la rencontre avec ce garçon que j'avais de prime abord rejeté, ne voyant de lui que son masque sombre, un passeport garantissant sa tranquillité par l'effacement alors qu'à l'usage, il se révèle être un sacré gaillard, à la fois gourmand et joyeux.
Ce qui ajoute à ma bonne humeur, c'est indéniablement de retrouver mon bel appétit mais également ma totale sérénité. Que je m'enthousiasme pour un jeune homme aussi différent, si éloigné de moi me protège de tout emballement excessif et, pour autant, il me semble avoir noué avec lui une belle complicité.
Quand je reviens dans la pièce de vie, je le découvre, nu et de dos, planté face à mon tableau. La tête inclinée vers la droite, il a croisé ses bras sur son torse, se tient en appui sur sa jambe droite, la gauche à peine avancée, le pied en extension au quart ; son déhanchement trace une jolie ligne depuis son épaule jusqu'au relief de ses orteils posés à plat et je ne manque pas de souligner que sa silhouette ne s'embarrasse d'aucun bourrelet superflu quand trop de sodas et autres hamburgers alourdissent la taille de ceux qui leur cèdent trop fréquemment.
Je m'approche de lui en cherchant mes mots pour lui en faire compliment, soutenir sa confiance en lui. Car ce garçon mérite de gagner en assurance et j'espère y contribuer en lui confirmant que, ma foi, il n'est pas dénué de charmes.
- "Plus je le regarde, plus il me fait penser à une éclaboussure, un caillou qu'on jette dans l'eau ou ..."
Il a un petit rire.
- "Un oeuf que l'on casse au-dessus d'une poële et qui tombe dans le beurre cuit à la noisette, le blanc gicle en filaments qui se figent aussitôt et rissolent dans la graisse chaude ; il y a aussi quelques débris de coquille."
Il lève un index, comme un avertissement sentencieux.
- " Attention, ce n'est pas un vulgaire oeuf de nos poules ordinaires mais celui d'un oiseau exotique merveilleux. Toutes les couleurs du monde y sont contenues ; elles explosent en feu d'artifice, retombent en pluie et colorent tout l'univers. Sinon le monde serait noir et blanc."
Il hoche la tête soudain pensif.
- "Mon père a horreur du blanc d'oeuf, il dit que la texture caoutchouteuse de l'albumine coagulée le ferait vomir."
Il hausse une épaule et reprend d'un ton joyeux.
- "Ma mère préparait donc des oeufs rien que pour nous : oeuf coque et ses mouillettes de pain croustillant, oeuf poché dans la sauce tomate qui se mêlera délicieusement au jaune épais, oeuf miroir saupoudré de paprika, oeuf dur agrémenté de mayonnaise et de ciboulette ...
Mon père, lui, se régalait de sardines confites à l'huile, de filets de maquereau marinés au vin blanc, de pilchards à la tomate, de foies de morue ou autre bouffi fumé au ventre doré dont les odeurs pinçaient le nez de ma mère. Et moi, une fois mon oeuf englouti, je grapillais de petits morceaux auprès de mon père trop content de trouver un allié dans cette querelle culinaire qui les oppose toujours."
Il tourne brusquement vers moi son regard d'eau claire.
- "Ça doit te sembler stupide, hein! Je suis devant une peinture, un vrai tableau, artistique et moi, je pense à la bouffe."
Son air désolé m'amuse et sa spontanéité me réjouit.
- "Pas du tout, je t'assure ! Pour moi, tout ce qui ambitionne d'être regardé comme une oeuvre d'art doit d'abord parler à notre imaginaire, ranimer des souvenirs, nous toucher au sensible. Elle doit réveiller en nous des émotions que nous partageons, par delà les mots. Nous regardons tous les deux ce jaillissement de couleurs et, selon tes propres perceptions, tu l'associes à cet oeuf magique. Tu viens enrichir ma lecture avec un point de vue que je n'avais pas découvert, qui participe d'un vécu qui, en fait, nous est commun, un vécu au délicieux goût d'enfance."
- "Tu ne me vois donc pas comme un demeuré totalement inculte, alors?"
Malgré l'ironie qui perce, je flaire son inquiétude concernant la légitimité de sa parole. J'en souris, touché.
- "La fraîcheur de ton regard m'offre un image que je n'avais pas même envisagée, pourquoi ce supplément que tu m'offres serait-il de peu d'intérêt alors qu'il excite ma curiosité ?"
Il s'est retourné face à moi et me regarde fixement, la lumière dans ses yeux a brusquement changé, ses doigts reviennent farfouiller dans la prairie de mon torse.
- "Tu m'accordes une revanche ?"
Un spasme de rire soulève mes épaules.
- "Quoi ? Aurions-nous disputé une partie de pétanque ou de ping-pong ? As-tu perdu la première manche pour demander une revanche ? A l'issue de celle-ci, voudras-tu aussi jouer une belle ?"
Mais il secoue sa tête d'un côté à l'autre en riant franchement. Puis ses yeux se figent et reviennent se planter dans les miens, enjoués mais soudain mystérieux.
- "Tout à l'heure, tu as déclaré, je te cite : "c'est moi qui mène le jeu" et je me suis rangé à la règle, à la moindre de tes prescriptions, sans la plus petite contestation. Alors, si tu veux bien, ma revanche consistera simplement à prendre les choses en main à mon tour."
Son sourire dissymétrique creuse la seule fossette de sa joue droite et son regard se fiche droit dans le mien, comme un défi. Et il me pique.
- "Je ..."
- "Tsss ! Sans la moindre discussion de ta part !"
La paume de sa main pèse maintenant sur mon torse comme pour me faire reculer.
En direction de la chambre derrière nous.
Amical72
amical072@gmail.com
EXTRAIT : "Comme pour bien d'autres comportements, l'homosexualité n'est pas le propre de l'homme : plus de mille espèces présentent des comportements homosexuels et plus précisément essentiellement bisexuels, que ce soit chez les mammifères, les oiseaux, les reptiles, les amphibiens, les poissons et même les insectes.
Chez les oiseaux et les mammifères, les comportements homosexuels qui impliquent l'acte sexuel, la cour et la co-parentalité existent chez les oies, les flamands roses, les mouettes, les huitiers, les fauvettes, les cerfs, les zèbres, les girafes, les gazelles, les moutons, les éléphants, les lamantins, les putois, les rats, les chimpanzés, les chiens, les taureaux, les manchots de Humbolt, les canards, etc. Pour vous donner un ordre d'idée, au moins 93 espèces d'oiseaux présentent des comportements homosexuels. Il semble même que 15% des oies grises mâles et 20% des mouettes soient strictement homosexuelles et que des cygnes noirs puissent être en couple homoparental. Chez les primates, humains inclus donc, les relations homosexuelles sont particulièrement développées."
Extrait de "Sexus Animalus, tous les goûts sont dans la nature". Emmanuelle Pouydebat, illustré par Julie Terrazzoni. Page 157. Editions Arthaud 2020.
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