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3 | Joyeux comme un papa – Le récit de Jérôme.
En fait, Julien m'a offert l'opportunité de revivre mon adolescence, cette période où, s'affranchissant de la tutelle de nos parents et de tous ceux à qui on prêtait la compétence d'un guide maîtrisant la norme, on s'aventure à explorer le vaste monde par nous-mêmes et, du même coup, à mettre en action nos propres capacités, enivrés par cette manumission qui ouvre à la transgression, poussant parfois jusqu'à la toute puissance qui peut nous aveugler.
Ce miracle : refaire le cours de ma vie après n'en avoir changé qu'un seul ingrédient mais d'importance car désormais, je me sais, je suis, je me vis gay !
Cependant ce seul trait suffit à interroger toute ma vie passée, à reconstruire tout mon quotidien que je vois jusqu'alors bâti sur une illusion.
Par exemple : qui suis-je pour ces deux garçonnets que j'appelle mes fils ? Certes, je suis leur géniteur mais puis-je être dignement leur père s'ils sont nés sinon d'une trahison du moins d'une méprise ? Quelle est ma légitimité de vouloir participer à les éduquer ?
Elle me parait bien incertaine et, face à mon immense désarroi, seule la figure de Julien se dresse comme un recours. Julien a voulu et réussi à exister dans un monde où les gens comme nous n'ont pas d'existence, ne sont pas même nommés ; alors, à sa façon, il est une incarnation de tous les hommes gays, de ceux qui vivent sans se mettre en scène mais sans non plus s'excuser d'être au monde et de prendre toute leur place, celle qui leur revient.
Aussi, ce dimanche matin-là, quand Béné qui, à l'improviste, doit assurer une garde en remplacement d'une collègue malade, me demande de m'en occuper, je m'empare spontanément du prétexte et je débarque chez Julien. Flanqué des deux garçons.
Pour le peu encore que je connais Julien, je sais que je ne dois pas essayer de finasser mais lui présenter ma demande cash en lui reconnaissant le libre choix ; j'ai préparé l'intendance pour le cas où je devrais me rabattre sur l'aire de loisirs la plus proche. Mais, à mon grand soulagement, il accepte de nous accueillir et, à ma surprise, il prend même les choses en main. Accroupi devant les garçons, il leur propose d'aller se baigner à la rivière.
Or je ne doute pas un seul instant que ce soit du méandre des moines dont il nous ouvre l'accès, ce coin secret et retiré qui semble abriter beaucoup parmi ses bons souvenirs. Il m'y a déjà emmené nager, certes, sur le passage de nos courses, mais nous y inviter pour y passer un moment "en famille" me parait relever d'une chaleureuse générosité qui me touche.
Alors je m'incline vers les garçons pour les presser de le remercier et quand je me redresse, c'est chargé de gratitude que mon regard cherche le sien. Or, lui, il me défie ; son regard m'exhorte à plus d'audace et m'enveloppe d'une promesse de luxure différée à laquelle, d'un sourire, je souscris aussitôt sans réserve, non sans ajouter en m'essayant, un brin balourd, aux formules équivoques dont il est friand.
-"Sur ce coup-là, je te dois une fière chandelle."
Surtout qu'en matière d'hospitalité, Julien l'accorde sans la mesurer ; il nous convie à la grande aventure, chargeant de tout le matériel nécessaire l'utilitaire bringuebalant promu Explorateur Tous Terrains. Le voici qui cahote sur les ornières du chemin comme sur une piste au travers de la savane africaine pour le plus grand enchantement des enfants.
Eux sont conquis, chacun avec son caractère, Quentin, l'aîné, est plus réservé et appliqué quand Lucas laisse bruyamment éclater sa joie dans des rires en cascade mais tous deux sont avides de montrer leurs prouesses à cet adulte qui les soutient, les encourage à progresser, prend chacun d'eux dans ses bras rassurants, les félicite de leurs succès, leur explique les secrets de la nature qui les entoure, mieux que je ne saurais le faire.
Ils reviendront de cette journée avec des étincelles dans les pupilles, si fiers du sentiment d'avoir grandi en cette occasion qu'il se précipitent pour s'en ouvrir à leur mère. Elle me jette illico un regard noir et soupçonneux mais les garçons sont si diserts et précis, si rayonnants aussi, qu'ils ne laissent aucune place à l'insidieux poison de la suspicion et de la défiance.
Au méandre des moines, Julien, lui, est nu comme un ver et joyeux ... comme un papa !
Et pourtant, Julien est gay.
Son naturel et l'évidence de son bonheur bienveillant me rendent à mes fils, je suis soulevé par une vague de rebellion. Qu'est-ce qui a bien pu me traverser l'esprit? Quels stupides raccourcis me retenaient de les aimer "comme avant"? Quels monstrueux amalgames venaient pour tenter d'inhiber l'amour paternel que je leur porte spontanément?
Je vois chez Julien la même ferveur attentive et bienveillante, le même plaisir à transmettre pour s'inscrire dans une lignée que chez n'importe quel père soucieux de ses enfants, peu importe que cette filiation ne soit pas de sang ; l'homme se construit sa propre famille d'élection, indépendamment des liens génétiques.
Gay moi-même, je continuerai également d'être leur père !
Du moins tant qu'ils voudront bien me reconnaitre pour tel.
De Fernandel, dont on ne retient que le rôle de Don Camillo qui le rendit célèbre, on oublie qu'il fut un "fantaisiste", interprétant, sur scène des chansons "équivoques" avec tout son talent ; on songe alors à "Félicie aussi". Mais qui résistera alors qu' il interprète "on dit qu'il en est"
Amical72
amical072@gmail.com
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