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15 | Consoler – Le récit de Jérôme.
C'est à Julien que je dois MA vie.
Celle d'aujourd'hui, que j'ai su me reconstruire avec le renfort de sa présence, après mon effondrement, une vie digne où j'ai pu conjuguer ma sexualité, ma paternité, ma profession, ma masculinité ... une vie multiple, complexe, donc potentiellement plus riche.
Qu'importe si, ensuite, la vie, nos vies, si différentes l'une de l'autre, nous ont quelque peu éloignés.
A son tour, je le vois atteint par une de ces épreuves que l'existence nous réserve, sans épargner quiquonque, frappant à l'improviste, d'autant plus durement que le chagrin nous a plus longtemps ignoré, entretenant le leurre d'être une exception miraculeusement épargnée .
Alors c'est peu dire que, le voyant dans cette détresse, je me suis senti tenu de l'accompagner, car, s'il était impossible de "réparer la vie" en faisant revenir celui qui l'avait quitté abruptement, je pouvais, par ma compagnie, lui apporter un peu de cette chaleur amicale irremplaçable quand on se sent abandonné par le sort.
A qui, mieux qu'à un amant, un gay peut-il s'ouvrir de ses déboires sentimentaux sans courir le risque de la raillerie qui avive la plaie ? Avec qui peut-il partager un tel coup du destin dans la proximité sinon avec un pair qui peut s'identifier à lui et, en empathie, endosser sa peine ?
Il me semblait que j'étais celui le mieux placé.
Et pourtant totalement démuni. Comme chaque fois que l'on est confronté à l'affliction d'un proche.
Alors, humblement, je l'ai écouté.
Silencieusement, attentivement.
Marquant par mon attitude combien son récit a d'importance pour moi, combien je le considère sans qu'il ait, pour retenir mon attention, à glisser de la peine à cette plainte qui enferme dans une boucle où l'on remache inlassablement son épreuve et s'en empoisonne.
Puis, avec des questions simples, presque naïves, je l'ai incité à revenir sur certains passages de son récit où, me semblait-il à part moi, il avait pu s'abuser lui-même de la projection de son propre désir et, ainsi, ouvrir des fenêtres, lui proposer d'adopter d'autres points de vue sur cette histoire qui l'enfermait dans un cercle douloureux, avec mille précautions, en me gardant bien de tout jugement, lui laissant le soin de déduire par lui-même, d'en tirer seul des conclusions auxquelles j'accordais, visiblement à nouveau, toute mon attention.
Enfin, je me suis occupé de lui, je l'ai pris par l'épaule dans un enveloppement fusionnel et amical, un de ces contacts qui, parfois mieux que les mots, manifeste notre attachement et la sincérité de notre amitié puis je lui ai offert de m'accueillir aux Chênaies pour les quelques jours de disponibilité dont je disposais, en compagnon discret qui l'entraîne à reprendre le cours ordinaire de la vie au travers des mille taches quotidiennes fraternellement partagées.
J'ai eu la chance qu'il accepte et la confiance qu'il me témoigne ainsi m'honore.
Julien est mon ami.
Qu'importe que, pour ce faire, j'aie transgressé ma vérité, aboli la distance, même étroite qui, malgré tout, demeure et nous sépare. Parce que je l'ai vu affigé et désemparé. Or, pour lui apporter le soutien dont il a besoin, une parole bienfaisante, je peux bien, pour une fois, mettre de côté ma vérité et ses nuances, elles ne sont bonnes que pour moi uniquement. Il y a des moments où le vrai et le faux n'ont que des valeurs d'usage, ils sont sans importance s'ils servent à soulager.
C'est plus tard que j'ai retrouvé les mots d'Érasme qui illustrent ce moment périlleux : "comme la vie des mortels est de toutes parts remplie de calamités et que rares sont ceux à qui il est permis de ne pas s'affliger de leur sort, nul devoir ne revient plus souvent que de soulager nos amis par des paroles de consolation.
Et à vrai dire, ce n'est pas un médiocre bienfait qu'une consolation à propos et amicale, par laquelle toutes les fois que, dans des situations de détresse il n'est pas permis de remédier par des actions à la peine de ceux que nous aimons et voulons aider, du moins nous apaisons leur douleur par des mots.
Il faut cependant le faire habilement, de peur que, semblables à des médecins inexpérimentés, nous n'aggravions une blessure encore à vif et toute fraîche au lieu de l'adoucir."
Amical72
amical072@gmail.com
L'ouvrage de Érasme, "De conscribendis epistolis", est cité par Christophe André à la page 120 de son livre "Consolations, celles que l'on reçoit et celles que l'on donne" éditions l'iconoclaste ; un livre de vulgarisation accessible, en forme de mode d'emploi pour ceux qui voudraient s'armer pour accompagner leurs proches plongés dans l'affliction.
"Rester debout mais à quel prix / sacrifier son instinct et ses envies / les plus confidentielles / Mais tout peut changer aujourd'hui / et "le premier jour du reste de ta vie"
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