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13 | Ma bonne fortune – Le récit de Julien.
"Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous,
les autres ne dépendent pas de nous."
extrait de "Manuel", Épitectre.
Après avoir quitté le sauna, Jérôme et moi marchons côte à côte sur la longue et large allée sablée qui traverse le parc. Je garde les yeux baissés, concentré sur cette chose qui m'oppresse.
Et je lui raconte Mehdi.
Tout Mehdi.
- " Mais, dis-moi, Julien, ce Mehdi ..."
Ainsi, après avoir religieusement écouté intégralement mon récit de la rencontre avec Mehdi et de ce qui en a suivi en hochant régulièrement la tête comme un auditeur concentré, une fois que je me suis vidé de toute ma peine, profonde, qu'elle s'est étalée devant lui, complaisamment répandue en flaque à ses pieds, Jérôme revient sur mes dires, avec mille précautions, je le vois bien, comme les doigts d'une mère soignant le genou sanguinolent de son garçon qui a chuté. Lui, l'enfant, il pleure et hoquète, autant de douleur que de la vexation d'avoir trébuché, d'avoir perdu la maîtrise de ce monde qu'il s'imaginait -déjà! tenir dans sa menotte.
Pareillement, moi, je suis planté, démuni, avec mon incompréhension face à cette disparition inexpliquée comme une météorite dure et moire qui a tout brûlé autour de son point d'impact et m'a pétrifié ; sur la pointe des pieds, Jérôme attire mon regard sur tel ou tel détail, au prétexte, dit-il, qu'il "n'a pas bien compris" et moi, je m'y penche, je réfléchis, je reformule, je reconsidère.
Il reprend :
-" C'est bien Mehdi lui-même qui te dit qu'il est chaud comme la braise avec toi ..."
- "Oui, très rapidement, nous nous sommes TRÈS bien entendu, pour le plaisir."
Devant la véhémence de ma protestation, il ne peut retenir un sourire qui, par contagion ramène le mien sur mes lèvres.
-" La rencontre de Mehdi, c'est D'ABORD un beau moment de sensualité : le plaisir de la découverte réciproque, de l'apprivoisement, le charme irremplaçable de ces premières fois.
The thrill of the first kiss / le frisson du premier baiser / it'll blow rigth to you / ça va te tomber dessus / it's never as good as the first time / Ce n'est jamais aussi bien que la première fois / never as good as the first time / jamais aussi bien que la première fois ..."*
Je relève mes yeux dans ceux, tout aussi brillants, de Jérôme ; nous partageons cette réjouissance entre comparses épicuriens qui savent d'expérience de quoi ils parlent. Il entoure mon épaule de son bras et nous faisons quelques pas dans cette communion fraternelle puis il me souffle.
- "Au moins as-tu quelques beaux souvenirs dans ton malheur."
Il a raison, il m'a rendu le garçon sensuel qui a réjoui mes sens ... mais ça ne rend son départ inexpliqué que plus cruel encore, j'ai à nouveau ce goût de pierre dans la bouche.
Puis, progressivement, me revient la douceur de ces éblouissements que nous avons partagés, ils fondent sur ma langue et leur jus sucré et apaisant s'écoule dans ma gorge.
Bien sûr, j'ai toujours cette boule au creux de l'estomac mais avec ses sourires complices, ce renard de Jérôme a réussi à me sortir d'une prison mentale toxique, celle de la plainte, d'une boucle doloriste dans laquelle je m'étais enfermé et à rallumer quelques unes des flammes dansantes et joyeuses de ces ébats. Comme il me voit rêveur, il reprend :
-"Eh puis, quand il vient te proposer de l'adopter pour un week-end, il t'invite à profiter de l'occasion parce que ..."
-" Parce qu'il a, dit-il, rompu sa laisse! C'est plus tard, au méandre des moines, qu'il m'expliquera de quelle galère affective il émerge, l'inconstance d'une relation égoïste et intéressée où lui-même cède à la facilité, celle de l'évitement, du non-dit, de l'alcool et autres, des rapports sexuels proposés et, parfois, imposés, puis sa vaine quête de reconnaissance ..."
Jérôme s'est soudain arrêté, il est planté, bras croisés et me regarde, l'air amusé. Je hausse une épaule, accablé.
-" Oui, toi je t'ai ramassé place d'Espagne, saoûl comme un polonais qui braillait à qui voudrait t'enculer ; au sauna, Mehdi vient à moi parce qu'il est jaloux des attentions paternelles que je porte à Cyrille qui, lui, s'est jeté dans mes pattes en me chargeant de le dépuceler ..."
Je fais deux pas, nez au sol en roulant des épaules, rendu vaguement grognon par la perspicacité de sa remarque. Je relève les yeux au ciel.
-" Je me dis que ce sont ceux-là qui ont besoin d'écoute, de patience, de tendresse ... D'un guide aussi, qui n'abusera pas d'eux, qui les entrainera dans une volupté réciproque, un échange équilibré, qui les laissera libres de leurs choix."
Or, au moment même où je les prononce, ces mots me brûlent cruellement la bouche. Je me souviens ... je l'ai emmené avec moi au pré, nourrir les juments suitées et il m'a demandé si je n'avais pas peur qu'il soit une de ces racailles des cités, comme disent les croquants. Je lui ai alors débité une longue liste, une anaphore commençant chaque fois par "j'aime que mes amants ..." la clôturant par : "Ensuite, mes amants peuvent me dire : adieu, c'était un bon moment mais il est terminé ou, encore, ils peuvent me faire à nouveau signe ..."
Lui, il m'a d'abord fait signe en revenant aux Chênaies puis, il m'a dit adieu ! Mais je lui reconnais cependant la courtoisie de m'avoir prévenu pour ne pas me livrer éternellement à la torture de l'incertitude. Réglo, Mehdi.
Dans le feu de l'action, quand tout va pour le mieux, que nous nous prenons pour les maîtres du monde, la main sur le coeur nous édictons des régles de conduite, des interdits, des convictions ; c'est aisé, spontané, péremptoire, c'est l'expression de ce qu'on prend pour notre puissance.
Prétention! Une fois toutes nos illusions dissipées, lorsqu'elles s'appliquent à nous-mêmes, on découvre à nos dépens combien ces diktats sont rigides, jusqu'à être inhumains parfois.
Jérôme s'est rapproché de moi, il a posé sa main droite bien à plat sur mon épaule droite et son bras, à l'équerre marque mon dos en travers comme un étai amical.
-" Moi je le connais, ce Mehdi, car nous ne sommes jamais aussi semblables les uns aux autres que dans la détresse, moi qui devais me saoûler à la limite du coma pour me faire baiser, lui qui prend conscience que son mec l'exploite, le partage sans vergogne et qui prend la fuite, ou encore le fils chéri, ce Cyrille, qui ne sait vers qui se tourner. Tous les trois, nous rencontrons Julien sur notre chemin. Julien c'est un grand mec costaud, poilu, un paysan ...
Mais aussi un pédé qui s'assume sans chichis. Et ça nous éclaire.
Cependant, ce qui nous touche chez Julien, ce qui permet qu'il nous parle, qu'on l'entende et que nous prenions cette main qu'il nous tend pour nous laisser guider en confiance, c'est qu'il nous écoute, Julien, qu'il nous considère comme des personnes, qu'il prend le temps de notre plaisir mais également qu'il avance à notre rythme, qu'il nous tient le coude pour franchir le gué ... sans nous contraindre. Il est exigeant, il nous bouscule, nous met face à nous-mêmes, il nous ouvre la porte, nous invite à franchir le seuil ... mais il nous laisse le choix.
Mehdi le reconnait et le verbalise : "ça parait si simple avec toi, Julien, t'es pédé, tu baises avec moi, et après tu restes gentil !"
Tous, nous sommes revenus vers toi, Julien. Volontairement et librement. Merci Julien, d'être celui que tu es."
Une quinte de rire secoue mes épaules.
- " Je revoie Mehdi qui réapparait dans la cour, l'air emprunté avec son casque dans une main et son sac blanc rebondi de ses victuailles dans l'autre, vêtu de sa tenue de cuir matelassé sombre, incongrue dans l'environnement verdoyant de la prairie où nous avons ramené la pouliche."
-" Et ensuite?"
-" Ensuite, je lui ai proposé de prendre une douche partagée mais il m'a dit : va te laver, pendant ce temps, moi, je m'occupe de tout et tu es mon invité ... chez toi! Je crois que je sais où sont rangées les choses.
Quand je reviens, la table est dressée et la daube du traiteur réchauffée ... Avec ce garçon, le quotidien matériel est d'une simplicité limpide et c'est une libération, on voit qu'il a été élevé par une mère seule qui l'a responsabilisé et mis à contribution."
-" Ben voyons, tout le monde sait que Julien Bonnet choisit ses amants selon le critère prioritaire de leurs qualités ménagères."
Piqué, je relève précipitamment les yeux vers la source de ce sarcasme qui m'alerte. Mais non! Je ne lis que bienveillance amusée mais aussi clairvoyance dans les yeux qu'il pose sur moi, et je vois, je perçois, je sais que lui, Jérôme, n'est là, au présent, que pour moi. Pourtant j'insiste, comme pour ne pas perdre la face, ne pas céder un pouce de terrain :
-" C'est important cette distribution fluide des tâches du quotidien et c'est la planche de salut à quoi Mehdi se raccroche ... quelle autre raison pourrait-il officiellement avancer pour justifier d'être venu jusqu'aux Chênaies sinon avouer qu'il vient pour me revoir, hein?"
-" Mais te connaissant, Julien Bonnet, tu n'as pas pu te satisfaire de ce non-dit, c'est pas ton genre, ça! Raconte-moi à quels sortilèges tu as eu recours, démon!"
-" Quand il réapparait dans la cour de la ferme, dansant d'un pied sur l'autre dans sa combinaison de motard qui le caparaçonne, je pressens immédiatement que la situation est fragile, qu'une maladresse, un raccourci précipité peut lui faire tourner les talons et s'enfuir. Alors, je bifurque dans le banal, la neutralité d'un quotidien qui chemine de lui-même, pour qu'il reprenne son souffle.
En même temps, pourtant, il me gratifie de quelques sourires et de ses regards coulés de miel fondu. Quand je reviens de la douche et me penche sur lui, je perçois son odeur de garçon propre qui a pris soin de lui AVANT de venir me retrouver, je comprends qu'elle témoigne d'une intention. Alors je lui dis que j'aimerais qu'il ne soit pas venu JUSTE pour tester mes goûts culinaires, que j'aime TOUT ce que je vois, que ...
De suite, il se trouble et cligne des paupières, peut-être va-t-il jusqu'à rosir, mais rien, toujours pas d'ouverture en retour. Je devine que la cause de sa retenue, ce qui fait obstacle n'est pas le désir mais autre chose, une chose qui l'étouffe, qu'il combat sans parvenir à la surmonter ...
Lors du repas, il confesse qu'il a hésité à venir, ne pouvant en ces lieux isolés prétexter d'une rencontre fortuite ; je rétorque que je l'avais ouvertement invité à le faire et il a ce réflexe enfantin qui me touche : il me demande si j'ai pensé à lui en son absence. Même si je ne peux pas lui laisser croire ça, pas encore, c'est trop tôt pour cet embrasement, je temporise et je répète que je l'attendais.
Or il saute sur ses pieds et apporte le dessert. Encore raté.
Je choisis de revenir à la charge alors qu'il a les mains piégées par l'eau de la vaisselle et je lui sussure : veux-tu bien rester ? et encore, regardant son murmure d'assentiment comme insuffisant : es-tu bien venu pour rester ? Cette répétition, même me contentant d'un souffle, me permet de le libérer de ses chaines, de l'enlacer puis de l'entraîner jusqu'à la pénombre propice de la chambre où, là, il m'embrasse comme un éperdu. On a baisé et c'était ... très fort, une libération mais toutes ces tensions l'ont épuisé."
Jérôme me considère en silence, l'air grave.
-" C'est important pour toi, qu'il s'abandonne en toute confiance à tes caresses !"
Je relève un regard douloureux vers lui.
-" J'ai grandi dans un milieu modeste, imprégné d'une culture exclusivement hétéro, rien d'autre n'existait. Moi aussi j'ai connu ce déchirement du mauvais fils, celui de savoir que je ne serai JAMAIS tel qu'on s'attendait "naturellement" que je sois. Je me suis soudain découvert monstrueux jusqu'à ce qu'une rencontre me réconcilie avec moi-même grace à une exultation des corps telle que je n'avais pû l'imaginer auparavant et dont la sincérité, l'authenticité sont, à ce moment de ma vie, une révélation.
Dans mon environnement, qu'on pourrait considérer comme culturellement défavorable, j'ai pourtant eu la chance inespérée de croiser un homme qui m'a deviné, m'a "initié" avec respect et tact ; oh ! je ne demandais que ça, mais sans même savoir ce que je désirais vraiment. Le mystère de ce dessillement, ma bonne fortune sont miraculeux à mes yeux, encore aujourd'hui."
-" Alors, quand tu croises Mehdi, tu veux lui offrir la même chance que tu as eue ..."
Amical72
amical072@gmail.com
*"Good times, they come and they go / les bons moments, ils arrivent, ils s'en vont ..." En 1986, la voix comme une confidence, Sade chante "never as good as the first time"
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