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9 | Impondérables – Le récit de Julien.
Damien et moi sommes retombés sur le dos, côte à côte dans un râle repu, fourbus.
Bienheureux et joyeux.
J'ai retiré le préservatif, je l'ai noué et me suis allongé à nouveau, les yeux au plafond. Damien a posé sa main sur la mienne.
- "Tu vis seul, si je ne me trompe ..."
Or, comme chaque fois que je vis un moment exceptionnel, mes pensées roulaient vers Lecourt. Je suis sur le point d'évoquer le jeune homme de vingt ans séduit, "ensorcelé" par cet homme, avec ou malgré sa double vie mais je ne sais ce qui me retient alors de parler. Exposer ma situation, je le pressens, couperait net la parole de Damien, or c'est à lui que revient la magie de l'instant que nous venons de partager, comme une cérémonie préparatoire à ...
Et il poursuit.
"Moi, j'ai toujours vécu seul. Depuis que je me sais gay - et je l'ai toujours su-, que j'en ai informé mon proche entourage sans n'avoir d'ailleurs jamais eu à affronter pire qu'une indifférence trop polie pour passer pour une acceptation sincère ou, justement, à cause d'elle, je me sais destiné à vivre seul. Je me suis construit avec cette certitude dans un monde où les hommes comme nous, quand ils refusent de jouer double jeu, sont cantonnés dans un non-dit qui nous voue à la solitude en marge de la norme.
Aussi ai-je conquis très jeune mon autonomie et, aujourd'hui, si par besoin ou facilité, j'ai recours aux services de tierces personnes, c'est pour me soulager de certaines tâches notamment ménagères et m'accorder du temps libre.
Je n'ai pas adapté ma représentation du couple hétéro ni élaboré un possible entre deux hommes, ni réfléchi à QUI y serait préposé au ménage, aux courses, au repassage ? Quelle répartition, quels rôles, quel ... dans ce quotidien conjugal relevant, pour moi, de l'in-imaginable, exclu de mon champ de pensée ?
J'ai eu des amants, des hommes dont j'ai pu, parfois, tomber amoureux, certains à qui je suis resté fidèle tant qu'a duré le feu de notre liaison. Nous nous retrouvions pour une balade, aller boire un verre, sortir au cinéma, au spectacle. Nous faisions l'amour.
Puis chacun rentrait chez lui.
Bien sûr, nous sommes partis ensemble en week-end, en vacances, au ski, que sais-je, parfois une mission servait d'alibi pour abriter nos élans, mais chacun savait, dans la mesure du possible, préserver l'autre de la partie triviale de son intimité pendant ces quelques jours ou quelques semaines. Les poils échoués sur les rives d'une vasque, les rognures d'ongle, les bruits et les odeurs intempestives, les linges souillés ... cela peut survenir ... par inadvertance. On s'en détourne alors avec un sourire léger, on a l'élégance de feindre n'avoir rien vu ni entendu.
Mais ouvrir l'armoire de toilette et se trouver confronté au rapprochement des brosses à dents plantées dans le même gobelet me renvoie à une intrusion plus qu'insupportable dans ma sphère réservée, celle où, couramment, je lâche prise en jogging et vieux tee-shirt à l'abri des regards, celle également qui abrite mes turpitudes physiologiques, les miasmes, les glaires et les yeux chassieux qu'habituellement, j'ai la décence de dissimuler à mes proches.
Quand j'ai la grippe, je ne me vois pas comme un objet de désir et assurément, je ne souhaite pas partager un lit où je suis cloué par la fièvre, non ? Qu'en penses-tu ?
Evidemment, dans un monde frappé par les ravages aveugles de l'épidémie qui décimait nos rangs, l'adoption de la loi sur le pacs par l'Assemblée Nationale, il y a dix ans déjà, était une nécessité criante, par simple humanité.
Car j'en ai vu de ces familles qui, pour tenter d'effacer la honte qui marquait leur front après ce décès dont la cause, pourtant transparente, n'était jamais évoquée, chassait le compagnon qu'elle voulait ignorer du logement partagé dont le bail ne comportait qu'un seul nom, celui du défunt, en faisant poser des scellés, l'écartant des obsèques, le privant du droit de se recueillir, du moindre objet qui lui aurait permis de garder une trace et de faire son deuil.
J'ignore par quel miracle moi-même ai été épargné par cette extrémité mais je compatissais à ces situations terribles et me félicitais de cette avancée législative d'importance.
Mais, jamais, je n'ai envisagé qu'elle pourrait me concerner un jour."
Damien se soulève sur un coude et m'observe un instant.
-" Je t'ennuie avec mon histoire !"
Mais comme je proteste, il se laisse retomber sur le dos, soupire et reprend.
"Et puis, Antoine est entré dans ma vie.
C'était au cours d'une banale soirée entre amis, il y a quelques mois. J'étais "disponible" comme on dit. Quand on me l'a présenté, j'ai tout de suite noté sa stature athlétique contrastant avec son sourire juvénile, ses yeux clairs qui vont et viennent, peinant à se fixer mais revenant pourtant tandis qu'il rosit, adorablement. Immédiatement, je me suis demandé quelle part je devais attribuer à la timidité et quelle part à la gourmandise. Je n'ai eu de cesse de vérifier mais, à ce jour, j'ai toujours la question et elle ne trouve pas sa réponse.
C'est un garçon extrêmement facile à vivre, il s'adapte à tout, est partant pour tout, ne s'impose jamais sans avoir auparavant obtenu de se faire inviter, sait dire non sans être cassant et essuie un refus sans s'offusquer, il est léger, discret, drôle souvent, polisson ... comme j'aime et ne cesse de me surprendre agréablement, au point que, parfois, son absence ... est un manque.
Il s'est glissé dans ma vie comme un marque page dans un ouvrage ; de ce compagnon qu'on emporte partout avec soi, il dépasse à peine, juste assez pour qu'on puisse reprendre à tout moment la lecture exactement là où on l'avait arrêtée et il est assez fin pour être présent sans devenir encombrant.
Aussi, quand, après m'être noyé avec délectation dans un maeltrom de volupté avec un amant paysan éleveur de chevaux qui a tourneboulé mes sens, je retrouve mes esprits, c'est vers lui qu'aussitôt mes pensées se tournent avec un pincement au coeur."
- "Tu as des regrets ?"
Il rit.
- "Au risque de paraître présomptueux, je dirai que je ne suis plus d'âge à tergiverser. J'assume ce que je fais, y compris mes bêtises."
Il s'enroule sur le côté, me chevauche à demi, embrasse fugitivement mes lèvres, prend appui sur un coude et redresse la tête pour me dévisager.
-" Je suis habituellement plus réservé lors des premiers échanges mais là ..."
Il hausse une épaule, sourit finement.
- "Là, j'étais resté sur ma faim et elle se rappelait sans cesse à moi, elle m'oppressait comme ces choses que l'on doit absolument faire et qui nous turlupinent tant que ... mais je crois deviner que tu étais aussi impatient que moi de reprendre nos conciliabules tant tu as rapidement accouru pour me rejoindre, je me trompe ?"
-"Pas faux!"
Ma main parcourt son dos sans s'attarder dans une connivence qui écarte provisoirement ce sujet avec la promesse d'y revenir plus tard et il retombe à mon côté.
-" Est-ce que, l'âge avançant, je me préoccupe de la sécurité affective de mes vieux jours qui approchent en m'attachant à cet homme plus jeune comme à un recours ? N'est-il pas TROP jeune pour moi d'ailleurs? Ne suis-je pas en train de renier tout ce qui a gouverné ma vie jusqu'alors au risque de passer pour un de ces bourgeois couards, qui choisit de restreindre ses horizons en privilégiant son confort?"
J'ai ri puis j'ai basculé à mon tour sur le côté, en appui sur un coude pour le surplomber à mon tour, ma jambe barrant les siennes en diagonale.
-" Damien! On est pédés! On a déjà franchi les limites de la bienséance depuis bien longtemps, on s'est détachés de ses diktats rigides qui voulaient dicter nos conduite et déterminer nos destins alors si, au lieu de redouter l'image que d'autres pourraient avoir de toi au nom de principes qui n'ont rien d'universel, tu te concentrais sur ce que, toi, tu ressens, te préoccupais de ce qu'Antoine ressent, si vous déterminiez ce dont vous avez envie, toi, lui et vous ensemble..."
Je porte successivement à ma bouche mon pouce puis mon index, je les humecte abondamment de salive, puis, en pince, ils s'emparent ostensiblement de son téton dans son abondante fourrure et le roulent délicatement tandis que je le regarde fixement en souriant.
-" Ferme les yeux et pense à Antoine !"
- "... Tu sais, je ..."
- "Chutt, Damien ! TU penses à LUI et je ne demande pas à être dans la confidence, ça vous appartient."
...
- "En revanche, je vais te confier quelque chose. J'avais vingt ans et je cherchais un maitre de stage, indispensable pour préparer mon BTS. J'ai alors croisé Lecourt, le patron des Chênaies, il avait quarante ans, un beau mec, posé, avec de la prestance et ... je suis tombé raide dingue de lui. A me réveiller en sursaut la nuit, pantelant, en manque de nos étreintes."
Damien a simplement froncé les sourcils.
- "Mais alors, et lui ? Aujourd'hui, tu es ici, dans mon lit, où en es-tu de cette histoire ?"
J'ai souri, soudain éclairé sur ma propre situation par l'écoute des errements sentimentaux de cet homme et la conscience de la proximité de nos parcours s'impose encore à moi.
-" Il était déjà marié et sa femme est enfin tombée enceinte au moment de notre rencontre. Je me suis accommodé de ce trio ; en fait, cette situation répondait très bien à mon besoin d'indépendance, cette soif de liberté qui était alors la mienne. Lecourt ne m'a jamais dit les mots mais il a tout fait pour me retenir auprès de lui, d'abord en m'offrant un cheval puis il m'a proposé de m'installer, ensuite de nous associer.
Et c'est en associés que nous avons fait une escapade épicurienne, tous les deux, il y a encore quelques jours."
Damien a ouvert un oeil, un seul, celui de mon côté, dont la prunelle sombre, m'examine, me scrute, me découpe. Anatomiquement. Il fait une moue.
- " Tu fréquentes les hommes plus âgés que toi, alors ! Mais que leur trouves-tu ?"
- " Potentiellement, ils ont plus d'expérience, tout du moins, ont-ils plus de vécu. Je suppose que ça fait écho à ce que je vais appeler mon caractère, mes dispositions : je suis curieux, rationnel, prévoyant, organisé mais j'aime aussi les surprises, les aléas, que je regarde comme le sel de l'existence. Pourtant, je ne dédaigne pas de plus croustillants jeunes gens."
-" Les aléas, tu veux dire : des impondérables ... comme moi?"
Je ris.
- " Lecourt ayant une double vie, en retour, je me suis autorisé une grande liberté. Ne pas se faire d'illusion dans une confusion entre fidélité et monogamie n'exclut pas une absolue loyauté réciproque ; il existe un lien fort et pérenne entre nous et il vient encore de se confirmer lors de notre récente escapade."
Il a brusquement écarté ses jambes et la mienne, qui reposait en travers, s'est effondrée entre elles. Il les a refermées en pince, me déséquilibrant soudain et me faisant, d'une torsion, à demi basculer sur lui ; ses mains m'encadrent, me maintenant fermement. Je ricane, un peu bêtement, avec le sentiment d'être saisi ... comme un instrument, une serpilière que l'on rince, tord, secoue puis dispose à sa guise.
Mais immédiatement, nos yeux entament une toute autre conversation dont la teneur se voit confirmée par un certain échauffement des sens, un durcissement simultané et symétrique.
- " Dis-moi, toi qui te dis si avisé, ne m'as-tu pas confié un second préservatif, tout à l'heure?"
Amical72
amical072@gmail.com
Le PACS est adopté le 13 octobre 1999, un an après une première inscription sur l'agenda de l'Assemblée nationale où il avait été rejeté, faute de députés présents pour le soutenir, soulignant ainsi la difficulté du passage d'une attitude de tolérance de l'homosexualité à sa reconnaissance avec cette légalisation du couple de même sexe. une courte (1'290) et salutaire présentation pour ne pas perdre la mémoire à écouter sur France Bleu
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