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7 | Devoir partir – Le récit de Joris
Dimanche matin. Une bonne odeur de café flotte dans la maison, accompagnée de celle du pain frais et craquant que mon père est allé chercher à la boulangerie voisine. Des interpellations joyeuses résonnent et tout le monde se retrouve autour de la table familiale pour un savoureux petit déjeuner.
- « Dis-moi, Joris, j’ai discuté avec Stéphane, hier, à la fin du gala ... »
Heureusement, je suis assis. Je pensais avoir deux vies, distinctes ; deux mondes qu’un océan immense séparait, deux univers si étrangers l’un à l’autre qu’ils s’animaient indépendamment l’un de l’autre ; la définition même de « parallèle : qui ne se rencontrent jamais » …
Et voilà que d’une courte phrase, mon père les réunit. Pire, il les entrelace, les imbrique.
Il n’y a pas deux Joris, je n’ai pas de double Mister Hyde, non, et je n’ai qu’une seule existence. Anxieux, je relève la tête pour faire face à un regard que je découvre absolument bienveillant et dans lequel je plonge précipitamment ; je n’y décèle aucun message caché, aucune menace.
- « Bien sûr, c’est normal que tu aies envie de sortir, maintenant, tu es donc moins disponible pour accompagner les petits. Stéphane a proposé que tu viennes l’aider avec les plus grands, à l’occasion de certains déplacements, par exemple, ce serait plus de ton âge. »
Je regarde successivement mon père, ma mère, souriants et impassibles. Rien en eux ne paraît devoir m’alerter. Alors tout en tremblant intérieurement, je hausse une épaule avec une moue indécise, histoire de ne pas m’engager fermement.
- « Tu devrais tout de même voir directement avec lui, tu as son numéro? »
Rassuré par mon énergique hochement de tête, il replonge le nez dans son bol. Ouf !
Mais je saisis au passage l’œil noir de ma mère, un œil aiguisé qui m’épingle, me scrute et là … Un gouffre s’ouvre soudain en moi, un abîme glacé, insondable.
Mon jock !
Je m’efforce de rester calme et je me lève posément pour me diriger là où … Je suis persuadé de l’avoir mis à sécher, discrètement dissimulé parmi le linge étendu. Or tout a été ramassé, plié et des piles sont alignées. Un rapide inventaire me permet de le retrouver parmi mes propres vêtements. Je suis pris ! Je le presse contre moi comme un talisman alors que cette fichue boule d’eau glacée leste mon estomac. Quelques secondes à me raccrocher ainsi.
Que doit-elle penser de moi ?
Je tire la chasse d’eau, claque la porte des toilettes, revient à table. Ma mère vaque ; comme d’habitude, elle a l’œil à tout. Elle passe derrière la chaise sur laquelle je suis assis ; sa main glisse sur mon épaule et vient envelopper mon menton. Souplement, elle m’a attiré à elle, s’est penchée pour m’embrasser furtivement sur le front.
Je suis immonde !
Elle regarde encore son fils comme un innocent, prend soin de moi et montre qu’elle m’aime quand je n’ai qu’une hâte, m’enfuir pour retrouver un de ces hommes qui va me baiser.
Sordide.
De toute la journée, je ne pourrai chasser les sombres pensées qui s’accumulent au-dessus de ma tête, aussi inflexibles qu’une épée de Damoclès.
Ma chute est inexorable.
Surtout que me revient, comme un poison, une question que j’ai voulu évacuer : ce beau mec, au grand hôtel qui m’a pris et a joui en moi sans protection, est-il bien « safe » ?
Ma frayeur, qui se creuse, est-elle l’héritage de ces séances dites d’information où la sexualité n’était jamais évoquée qu’au travers des apocalypses qui nous étaient promises à coup sûr si …
A coup sûr !
Car, seuls, les risques étaient abordés ! Risque d’abus, risque de grossesse, risque de chancre ou de bubon, risque de maladies incurables, risque de honte, menace de bannissement … qui, tous, nous soufflent à l’oreille : attention, le sexe est un pêché et vous serez punis !
Pourquoi n’ai-je jamais entendu parler de ces frissons qui nous emportent, de ces plaisirs qui nous soulèvent, de cette jouissance qui nous éblouit ? Ne pas en parler, ce silence étourdissant … c’est les renvoyer au tabou, à l’interdit, à l’illicite, au clandestin, à la transgression.
Est-ce parce que celles et ceux qui sont censés nous informer, bien qu’à de trop rares occasions, ne les ont pas connus ? Ou parce qu’il ne s’autorisent pas à aborder la carte du tendre, par eux ainsi abonnée à l’indicible ? Ou par peur qu’à nous regarder comme des sujets sexués, ils deviennent suspects d’avoir pour nous un penchant coupable, teinté d’un zeste de pédophilie ?
Redoutent-ils d’être taxés de « prosélytisme » ? Mais comment aborder nos besoins naturels, inévitables, vitaux de sexualité pourrait-il relever de l’endoctrinement … ?
Alors, dans ces grands courants paradoxaux qui me traversent, me troublent ou me révoltent tour à tour, je prends une décision qui me semble être ma seule planche de salut : je dois partir, m’éloigner de ces conflits affectifs antagonistes qui me bouleversent, pour pouvoir faire le point, sur moi, mes rêves, mes envies. Je dois me rassembler, trouver qui je suis aujourd’hui pour renforcer celui que je serai demain, redevenir serein pour poursuivre mon propre chemin.
Amical72
amical072@gmail.com
Pour cela, j’ai besoin de réussir ce fichu concours.
« Partir, partir / même loin de la région du cœur / n’importe où la peau change de couleur / partir avant qu’on meure » (paroles JL. Dabadie/J. Clerc ) En 1977, Julien Clerc chante « partir »
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