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5 | Petite sœur
Récit de Julien
Je la connais, ma petite sœur ! Depuis mon installation ici, il y a trente ans, elle est venue régulièrement aux Chênaies où elle donnait la main contre des heures d’équitation ; son entrain et sa curiosité d’adolescente positive avaient conquis Lecourt comme Monique.
Après son bac, elle avait décroché son DEUG de droit mais, l’année suivante, en place de la licence attendue, elle nous avait révélé un test de grossesse positif.
Elle n’était pas peu fière que sa nouvelle conquête vienne lui ouvrir la portière de sa Renault 20 TS bleu sombre aux chromes rutilants, avec condamnation centralisée des portes, lève-vitres électriques à l’avant, direction assistée et accoudoir central, une vraie berline confortable ; elle qui, avec son joyeux caractère mais aussi ses cheveux à la garçonne, son mètre soixante-seize, sa pointure quarante et sa silhouette athlétique, l’avait soufflé au nez et aux cils collés de mascara de celles qui se faisaient poupées fragiles pour se disputer ses faveurs.
Il faut dire qu’à vingt-cinq ans, « Franky » comme il aimait à se faire appeler, ne manquait pas de sex-appeal avec sa p’tite gueule d’ange, sa grâce féline et un peu désuète à la John Travolta, belles épaules et petit cul moulé dans son Lewis serré. Il la jouait au charme avec toutes ... mais aussi avec moi, le grand frère gay et, plus d’une fois, j’ai eu des picotements dans les mains, à bout de le voir, à chaque occasion, m’allumer outrageusement mais toujours en catimini, semblant certain de son impunité …
Ou, peut-être, n’aurait-il pas demandé mieux que de m’amener à le faire – enfin !- passer à l’acte lorsqu’agenouillé, il me dévoilait la peau ombrée de ses reins dévalant jusqu’à la naissance de sa raie et m’offrait d’imaginer plus ou se remettait le matériel en place avec une outrageuse complaisance en me fixant de ses yeux pleins de défi souligné par son sourire ravageur ? N’eut-il été mon beau-frère que je l’eus volontiers coincé dans l’écurie pour lui faire goûter sans ménagement à ma bonne grosse queue et à certains de mes savoir-faire.
Mais j’ai su garder ma place.
Sophie, elle, releva tous les paris : la maternité, la mise en ménage et la difficile reprise de ses études. Franck semblait, lui aussi, jouer le jeu ; peintre en bâtiment, il cumulait son emploi avec de petits boulots pour arrondir les fins de mois. Il jouait avec son fils comme tout papa avec son premier né et nous avons tous cru à cette famille idéale.
Paradoxalement, c’est quand Sophie, au terme d’un marathon administratif, obtint un emploi de clerc de notaire laissant espérer une meilleure aisance financière qu’il recommença à céder à ses démons. Lorsque l’affaire parvint aux oreilles de ma mère, en bon capitaine, elle réunit un conseil de famille où chacun s’engagea à aider le gendre à tenir sa place de père de famille et d’époux.
Mais lors d’un repas dominical où elle vint à pied avec son aîné, Sophie dut reconnaître que Franck n’était pas rentré depuis quarante-huit heures et … qu’elle était enceinte. Pourtant, encore une fois, elle fit face. Bravement.
Cependant, quelques mois après la disparition de Lecourt, je la vis arriver aux Chênaies en quête d’un havre. En effet, après avoir été le sauveur qui vient secourir la jeune femme sans ressource et enceinte – de ses propres œuvres !-, puis la victime de ses démons qui se jette aux pieds de la seule personne qui le comprenne et le soutienne, Franck refermait le terrible triangle de Karpman en devenant le persécuteur, celui qui l’espionne, sonne chez elle à toute heure, s’embusque auprès de sa voiture stationnée, téléphone à l’étude, s’impose au conseil d’école et, cerise sur le gâteau, il était allé chercher Théo, leur cadet, à la garderie quelques minutes avant elle et lui avait fait vivre une soirée d’angoisse avant de le ramener, peu avant minuit, à demi-endormi dans ses bras, la suppliant en larmoyant de le reprendre, lui, la vraie victime ... qui empestait l’alcool et la fumée.
Sophie avait retrouvé un logement et un emploi à temps partiel dans le bourg voisin et, en complément, tenait ma maison.
En entrant dans la cuisine, ce midi, j’ai immédiatement repéré que quelque chose n’allait pas, mais j’ai respecté son mutisme, attendant qu’elle choisisse de venir me parler.
Et là, au moment du café, elle vient s’asseoir avec nous. Au balancement métronomique de sa jambe croisée, à sa façon de s’adosser et de nous envisager tour à tour, lointaine et fermée, je comprends que l’orage va éclater ; alors je m’absorbe dans la contemplation du breuvage fumant, espérant qu’un vent miraculeux éloigne les noires nuées accumulées au-dessus de nos têtes.
Mais quand elle entame, en faisant mine de nous demander si nous nous entendons bien, je comprends quelle cible est dans sa ligne de mire, alors, sans bouger la tête, je relève mes yeux pour accrocher ceux du rouquin, en face, que le bruit de la cuiller tournée, retournée inlassablement sur la table commence à alerter.
Bien sûr, la fine mouche qui tient ma maison n’a pas manqué de comprendre la situation qui, maintenant, est bien installée mais la confidence qu’elle espère, MON rouquin, là en face, en est encore incapable. Et plus elle multiplie ses observations pertinentes, plus Arnaud suffoque et se liquéfie, en flaque, bleue comme l’eau qui envahit ses yeux. Moi aussi, j’ai la gorge qui se noue.
Alors, quand Sophie, après une dernière rafale d’indices imparables, fait mine de se lever, triomphante mais dépitée, je la retiens d’une main sans cesser de soutenir Arnaud d’un regard qui paraît le retenir de s’effondrer. En quelques mots pudiques, car cette histoire appartient à Arnaud, je lui fais entrevoir son histoire douloureuse.
Je l’aime, ma sœur !
Elle est cash ! Jusqu’à la brutalité, parfois ! - Ne serait-ce pas un travers familial ?- mais toujours, son humanité prend le pas sur sa colère, même juste.
Aussitôt, elle s’est tournée vers Arnaud, s’excusant, posant sur son bras une main douce de mère attentive et consolatrice, puis, quand il étouffe un sanglot dans un gargouillis mêlé de reniflements tout en pleurant d’abondance, elle se lève, l’entoure de ses bras et fouille ses poches à la recherche d’un mouchoir.
Elle nous a suivis et, pendant que je rafraîchissais le front de mon roudoudou, elle a tiré les rideaux, ouvert le lit, tapoté l’oreiller. Et elle ne s’est pas trompée de côté.
Lui, après ce choc émotionnel, s’est calmé peu à peu puis s’est endormi lourdement, comme une masse. J’ai alors rejoint ma petite sœur au salon.
Amical72
amical072@gmail.com
*Ce qui préserve nos relations de toute nocivité, c’est notre sincère empathie et notre réelle volonté de voir les choses s’améliorer. Le triangle dramatique à trois, aussi appelé Triangle de Karpman, est un outil psychologique théorisé par le psychologue du même nom à la fin des années soixante pour expliquer certains problèmes relationnels. Pour cela, il a décrit 3 grands rôles : la victime, le sauveur et le persécuteur.Dans les représentations schématiques, la victime est en haut du triangle car, sans elle, les deux autres rôles n’ont pas de raison d’être ; la victime est le maître du jeu.
Chacun d’entre nous, à un moment ou un autre de sa vie, joue à ce jeu de façon inconsciente. En revanche, les rôles ne sont pas « fixés » et nous passons facilement de l’un à l’autre au cours d’une seule conversation … pourtant, chacun a sa préférence !
Mais ce jeu n’est qu’un simulacre où personne n’a envie de voir la situation évoluer favorablement car chacun en retire une satisfaction personnelle ; tous « font semblant », ainsi le sauveur n’aide pas vraiment et le persécuteur n’achève pas une victime qui attire ainsi l’attention sur elle, ainsi que de la commisération.
Pour cette raison, les rôles joués dans un tel triangle sont destructeurs, ils vous enferment dans une spirale infernale où les mêmes scénarios, les mêmes tensions reviennent inlassablement. Vous trouverez tout une littérature pour y échapper et, parmi toutes les propositions, un article facile "comment sortir de la manipulation"
*Le groupe Portishead, né en 1991 de la rencontre entre Beth Gibbons (chant) et le multi-instrumentiste Geoff Barrow, connaît le succès avec “Glory Box”.
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