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3 | Insectes
Le récit de Julien
Jérôme a une nature positive et tonique. Jamais à cours d'idée ni d'initiative, il semble désormais s'appliquer systématiquement à chambouler joyeusement ma vie de -presque- célibataire routinier avec un bel entrain, sans qu'à aucun moment je ne cherche à l'en dissuader.
Je SAIS qu'il reste pourtant à l'affut de la moindre de mes hésitations et qu'il reviendrait alors m'interroger sur mes préventions. Car il est également un éducateur professionnel attentif.
Mais pour le moment, me ménager ne semble pas faire partie de ses objectifs. Ainsi ce dimanche , il débarque bien plus tôt que je l'attendais.
Il est flanqué de ses deux garçons.
- "Ce matin, Béné m'a demandé si je pouvais les garder. Alors, j'ai préparé le pique-nique."
Il a planté ses yeux franchement dans les miens, les deux garçons l'encadrent en s'accrochant chacun d'une main à ses basques, intimidés. Je sais qu'il reste suspendu à ma réponse, qu'il est enferré dans ce délicat exercice diplomatique où il tente de faire coincider toutes les attentes, même imprévues, même les plus difficilement conciliables, de sa nouvelle vie.
Or nous avions envisagé de faire du sport et plus si affinités, pas du baby sitting, avec deux garçonnets de surcroit. Je sais que je pourrais refuser, j'ai appris la congruence qui me préserve d'accepter un rôle qui serait à rebours de ce que je suis, de ce que je souhaite.
Mais il y a ce regard fiché dans le mien, honnête, direct, sans supplique ni chantage, qui me souffle : "dis-moi si tu veux bien, sinon je m'arrangerai autrement" et c'est en me laissant cette liberté absolue de choix qu'il emporte la cause. Mieux ...
Je m'accroupis et je tends la main à l'aîné à la mine grave.
-"Bonjour, moi, je suis Julien. Bienvenue à la ferme, les garçons."
Puis, sans attendre sa réponse, je me tourne vers son cadet, qui, lui, sourit déjà.
-" Si vous avez pris votre maillot, je vous emmène à la rivière."
Après tout, pourquoi resterais-je timoré, mettant en sourdine ma liberté d'initiative et ma générosité ? Moi aussi, j'entends pouvoir mener la barque. Leur père rit par dessus ma tête.
-" Leur mère et moi les avons habitués aux baignades sur les plages naturistes."
-"Alors, allons préparer l'expédition!"
Il y a, dans leur frémissement d'impatience, plus spontané chez le plus jeune, la source de ces ravissements que procurent la confiance que l'enfance heureuse place dans les adultes bienveillants qui les emmènent à la découverte du monde, la jouvence de leurs émerveillements, le sacré toujours embarrassant de leurs questionnements insistants, l'émotion d'assister à leurs premiers émois. Jérôme venait de m'en faire cadeau contre les clés de mon domaine protégé.
"Il faudra rire mais on rira de santé / On rira d'être fraternel à tout moment / On sera bon avec les autres comme on l'est / Avec soi-même quand on s'aime d'être aimé"
Quand Jérôme se penche sur ses fils, les enveloppe dans une grande accolade de ses deux bras et glisse à leurs oreilles "je crois que nous pouvons remercier Julien qui nous fait l'amitié de nous emmener jusqu'au coin secret de la rivière", déclenchant leurs manifestations joyeuses, il me dévoile la délicatesse de sa peau hâlée, ce duvet blond sur sa nuque étirée que soulèvent les crêtes de ses vertèbres au dessus de l'encolure de son tee shirt, puis le sourire qui flotte dans ses yeux clairs quand ils remontent jusqu'aux miens.
Nous venons de signer silencieusement un de ces pactes d'amitié indéfectible, chevaleresque, comme on en scelle à l'adolescence qui, c'est promis, verra désormais l'un accourir au secours de l'autre à la moindre alerte. Et il ne peut s'empêcher d'ajouter.
-"Sur ce coup-là, je te dois une fière chandelle."
Une amitié de poètes mais aussi de soudards complices. Il devra régler sa dette, son cul ne perd rien pour attendre.
Nous avons chargé l'utilitaire, les enfants à l'arrière, coincés entre une botte de fourrage et la glacière, calés par les serviettes et autres couvertures et nous sommes partis à l'aventure sur le chemin de terre ; chaque ornière est abordé comme un de ces obstacles infranchissables sur le périple de la périlleuse croisière jaune, franchie avec courage dans des hourras.
Nous avons installé le bivouac ; une couverture ouverte en triangle sur un mat improvisé planté de biais dans le sol le protége de l'ardeur des éléments quand le foin répandu forme un matelas moelleux sous les étoffes étendues au sol puis recouvertes de la nappe du repas que nous prendrons après la baignade.
A sept ans, l'aîné nage déjà une brasse appliquée quand son cadet de deux ans, plus téméraire, s'élance en pataugeant comme un jeune chiot, la nuque renversée pour maintenir sa tête hors de l'eau. Quittant les bras de son père, il se réfugie dans les miens après quelques mètres laborieux, toussotant, essuyant ses yeux de la paume de sa main, déjà retourné pour quêter l'approbation paternelle. Son corps tonique de petit garçon vif, nu, serré contre le mien, me rappelle le doux souvenir d'Adrien que j'ai pareillement tenu dans mes bras ici et qui, aujourd'hui, est lycéen, éloigné ...
Je le secoue par des saccades sèches de l'avant-bras sur lequel je l'ai posé pour le faire sautiller et il se raccroche à moi comme il peut, riant de bon coeur, puis je le dépose sur la berge près d'une touffe d'iris jaunes où volètent des demoiselles. Les battements de leurs ailes allument des étincelles d'un bleu métallique qui, aussitôt, le captivent. Il remarque que d'étranges tandems se sont formés et m'interroge, cherchant des causes, déjà inquiet de ce qui fait mal.
Comment expliquer la rude reproduction des odonates à un petit garçon de cinq ans dont les parents se séparent ? La nature emprunte souvent des procédés expéditifs. Quand le mâle capture la femelle en la saisissant derrière la tête à l'aide de sa pince anale pour la forcer à la copulation, docile ou biologiquement déterminée, elle recourbe d'elle-même son abdomen, amène ses propres organes reproducteurs au contact de ceux de son agresseur pour se prêter à la fécondation. Elle referme ainsi souplement une boucle que certains ont voulu appeler un "coeur copulatoire" pour danser un lourd ballet aérien contraint et remplir sa mission de perpétuation de l'espèce.
Non, la nature n'est pas cet eden à quoi veulent croire certains utopistes rêveurs qui la connaissent bien mal et verraient vite leurs illusions tourner au cauchemar face à ses impératifs absolus : se nourrir pour se reproduire, transmettre ses gènes à tout prix et impitoyablement aux dépens des autres, dont la femelle, si nécessaire.
Non, l'enfance n'est pas cette période d'illusions heureuses ; très tôt, on y découvre la frustration, la maladie, la douleur, l'abandon, l'injustice, la mort même ...
Alors j'ai entraîné le petit bonhomme dans la prairie et j'ai espéré de son ravissement à provoquer l'envol des criquets aux ailes bleues. Mais voilà qu'il tombe en arrêt devant une grande sauterelle verte, une femelle au ventre gonflé. Il est fasciné par son sabre aussi long que ses ailes. Et moi de lui expliquer que cet organe inoffensif sert à déposer aux endroits choisis la ponte de cette carnassière auxiliaire du jardinier mais que, pour autant, elle ne pique ni ne dévore les enfants.
Rassuré, le nez au ras du sol, de l'extrémité de son doigt, il pousse l'insecte à escalader une herbe mais celui-ci tente d'échapper à cette juvénile volonté d'une brusque détente de ses pattes arrières dans un froissement d'ailes.
Le bras potelé s'est prestement étiré, la paume est retombée au sol dans un bruit sourd, puis deux doigts en pince ont saisi le cadavre désarticulé de l'animal écrabouillé. J'affecte une mine désolée mais, en retour, le bambin me sourit de toutes ses dents en brandissant son trophée, hilare et indifférent au sort de cette vie infime qu'il vient d'anéantir brutalement et sans raison.
Alors, encore non! L'enfant n'est pas ce petit ange tout de bonté et de naïveté dont la parole serait sacrée. Pourtant, rien n'est plus touchant que ce bisou poisseux dont il me gratifie en guise de remerciement spontané pour ces aventures naturalistes, ces portes sur un imaginaire fertile que j'ai entrouvertes pour lui et qu'il court rapporter à son père. Moi qui, gay, n'aurai pas d'enfant, j'aime à jouer ces oncles d'aventure, qui savent rassurer en rappel au-dessus des gouffres terrifiants de nos vertiges ataviques.
Et je sais gré à Jérôme de partager ainsi en frère d'élection ces moments précieux et fugaces, ces occasions de transmission dans lesquelles il semble qu'on parvient à se prolonger, tandis que je regarde sa voiture franchir le porche et s'éloigner des Chênaies.
Amical72
amical072@gmail.com
* un poème de Paul Éluard« pouvoir tout dire »
* Pour découvrir le monde de ces insectes carnassiers dont nous ne connaissons, le plus souvent que l’imago, ce stade ailé et coloré, si fugitif : les « libellules »
* "Je vivais à l'écart de la place publique / Serein, contemplatif, ténébreux, bucolique" Brassens fustige ici toutes les rumeurs, à dessein « scandaleuses » y compris celles désignées comme le « crime pédérastique » qui, au travers de l’écho des gazettes, provoquent l’indignation des « bonnes âmes » qui se persuadent et se confortent ainsi dans leur « normalité » commune et majoritaire. Ne nous trompons pas sur ces « Trompettes de la Renommée » elles ne pointent que l’hypocrisie de ces réputations proclamées et n’ont rien à voir avec la sexualité exposée dans ces écrits.
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