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9 | Une histoire, le récit de Lecourt
La voiture tient son allure régulière, Lecourt est accoudé à la portière et conduit de la main droite. Quand Mozart lance ses dernières notes, il coupe la radio.
- « Je vais te raconter une histoire, Julien. L’histoire d’un garçon né après guerre, ultime rejeton tardif d’un couple de paysans forcément déjà âgés dont il est alors le seul enfant encore en vie. »
- « C’est toi ? »
Il hoche la tête et poursuit. C’est bien la première fois que Lecourt se laisse aller à s’épancher et je suis tout à son attention.
Le récit de Lecourt.
- « Mes parents n’espéraient plus de nouvel enfant après tous les drames, les privations qu’ils avaient traversés ! Voilà qu’il leur en arrive un autre, sur le tard. Et pense donc ! Un garçon ! Son destin est tout tracé, il prendra la relève.
Enfant, je n’ai manqué de rien, ma mère y veillait sans jamais faillir et le médecin mesurait, pesait, notait soigneusement ma courbe de croissance. J’en ai ingurgité, des flacons de fortifiant…
Mais ne crois pas que j’aie été élevé dans du coton ; mon père, lui, tenait que je devais connaître le travail si j’avais à prendre les commandes plus tard. La période était bien différente de maintenant, beaucoup de choses se faisaient encore à la force des bras. C’est à cette époque là que remonte un de mes premiers souvenirs troublants.
Il y avait à la ferme un journalier : Fernand. Pas très grand mais d’une force herculéenne et parlant haut hors la présence de mon père devant qui il courbait la nuque et qu’il appelait « not’e bon maître » en pétrissant humblement sa casquette de ses gros doigts. Mais hors cela, il riait fort et exhibait ses muscles sans se faire prier, peut-être un peu plus que demandé.
Je me souviens précisément de lui fauchant les lisières, le torse nu luisant d’une transpiration qui collait ses poils, de son balancement de métronome solidement campé sur ses jambes, de la torsion de sa taille étroite, de son dos vrillé qui se détendait en ressort, du sifflement net de la faux. Chargé de porter la gourde de l’un des faucheux à l’autre, je m’étais arrêté, fasciné. Il s’était retourné, avait ri et m’avait demandé ce que je regardais ainsi ; son odeur d’homme en sueur avait envahi mes narines et me chavirait, son regard m’avait consumé et il me semblait que la brûlure de son sourire narquois qui s’épanouissait avait marqué ma peau, bien visiblement.
Les stigmates de l’interdit, déjà.
Car de ce court instant …… Fernand a ensuite fait un jeu, prenant l’auditoire à témoin à l’occasion, quand il soulevait sa chemise par surprise, me dévoilant son torse ou m’offrait de tâter son biceps, entraînant tous et toutes à rire de mon embarras. Car je crois qu’il avait bien saisi mon trouble et qu’il jouait de cette emprise sur le fils du maître. Lequel, attiré par de vifs éclats, déboula dans le cercle des mines colorées et réjouies comme la foudre s’abat en plein été. A sa seule apparition, les rires s’éteignent, les têtes s’abaissent, les corps se détournent, montrant que chacun SAVAIT l’inconvenance de la situation. D’une main de fer, mon père m’indique de le suivre, sans rien de plus. Mais, de ce jour, le mal était fait, j’étais désormais poursuivi par un doute, un murmure.
Une marque indélébile.
J’ai obtenu mon certificat d’étude et j’ai poursuivi en cours complémentaire. Puis je suis allé à l’école d’agriculture qu’on appelait l’école d’hiver, tu comprends pourquoi : il n’était pas question de priver une ferme d’une paire de bras aux périodes où il s’en faisait besoin. Il n’y avait là que des jeunes hommes, tous plein de sève et, en ce début des années soixante, c’est dans ces grands dortoirs à courants d’air que j’ai compris que je n’étais pas seul de cette espèce, mi-chèvre mi-bouc. Furtivement, il s’en passait de belles dans les recoins sombres des fenières.
Pourvu qu’on ne soit pas tenu de les regarder en pleine lumière ni de les nommer, pour des campagnards comme nous vivant au contact des animaux, ces choses là, dictées par une impérieuse pulsion, n’avaient rien d’extraordinaire. A la condition de ne pas s’y attarder.
C’est aussi pendant une de mes périodes en pension que ma mère est tombée, foudroyée par une attaque. Peu de temps après, mon père m’a fait venir dans son bureau, là où il tenait les comptes et se retirait pour fumer ses affreux cigares.
- « Ton rang de naissance t’aurait destiné à rester vieux gars et je crois que tu as quelques dispositions pour cela, mais la vie va comme elle veut et, désormais, c’est toi l’héritier. C’est sur tes épaules que repose le devoir de transmission du nom et du domaine qui nous viennent de nos aïeux et qui nous ont fait ce que nous sommes.»
Et comme il me semblait percevoir une sombre menace teintée d’une pointe de scepticisme méprisant dans son injonction, c’est fièrement et sans barguigner que j’ai juré de m’en acquitter aussitôt qu’il l’a formulée. Il m’a alors promis pis que l’enfer si je ne tenais pas parole.
Cette mission, je l’ai faite mienne, une de mes raisons de vivre, un destin, tant je voyais dans cette résolution une protection contre tout soupçon et qu’elle donnait enfin un sens à mon existence.
Cependant, une fois mon diplôme en poche, je me suis vu comme enfermé aux Chênaies avec le bourg pour seul horizon. Je me suis alors juré que je ne laisserais pas emprisonner de la sorte, englué dans la glèbe, que je n’épouserai pas une fermière, que mes fenêtres s’ouvriraient pour me laisser embrasser des paysages plus divers et variés.
J’avais passé trente ans quand on m’a présenté une institutrice d’un an ma cadette. Grande et sérieuse, elle n’avait pas un sou vaillant, elle portait de sages jupes plissées avec un cardigan sur de stricts corsages à col Claudine, me parlait de la poésie de René-Guy Cadou*, évoquait nos vaches et nos chevaux avec une vague crainte dans la voix. J’ai cru que son sourire modeste me guérirait de mes folles pensées.
Mon père nous a installés dans la grande maison et s’est réfugié dans la « vieille maison », celle que tu occupes aujourd’hui, mais, malgré mes résolutions, les horloges tournaient, aucun héritier ne s’annonçait et lui aussi nous a quitté.
Cependant, pour ne pas devenir fou et sous couvert d’implications professionnelles, j’avais appris à m’octroyer quelques rares escapades discrètes sur lesquelles je tirais ensuite un rideau épais pour les effacer. Des (parenthèses) n’ont aucune existence !
Mais c’est en candidat à la Chambre que je suis venu au lycée agricole à la rencontre de mes collègues ... »
Je ris : « et ce jour-là, Lecourt, je t’attendais ! »
Il opine et reprend.
« Au prétexte des rencontres entre les maîtres de stage et les élèves, j’arrive au lycée agricole pour me rappeler aux bons souvenirs de mes collègues, des électeurs qui vont bientôt choisir leurs représentants à la Chambre, dans la perspective de ma candidature. Je les salue en me dirigeant vers l’accueil. J’y remarque la présence d’un grand jeune homme debout, un assez joli garçon si ce n’est sa mine fermée. Les mains enfoncées dans sa cotte, il me dévisage fixement. Alors je le salue d’un « bonjour » pour détacher de moi l’insistance de son regard.
Comme je m’y attendais, il semble revenir à lui, bafouille et répond à mon salut avec une maladresse qui me le rend sympathique.
Je m’éloigne mais voilà qu’après quelques pas, il me rattrape.
- « Monsieur Lecourt, excusez-moi ! »
Ce n’est plus le jeune homme enfermé en lui-même qui observait les passants, le mine figée.
- « Je vais entamer un BTS et, n’étant pas fils d’agriculteur, j’ai besoin qu’une exploitation m’accueille en stage. Monsieur Lenoir m’a indiqué la vôtre. »
Et il se lance. C’est un assez beau mec, avec quelques traits encore juvéniles – quel âge peut-il avoir ? Entre dix-huit et ... vingt ans, s’il a un peu traîné en route- mais avec de belles épaules solides d’animal sain vivant en plein air, châtain aux yeux noisette et pétillants. Le visage, rasé de frais, s’anime de sa présentation que j’écoute distraitement, tout à mon observation. Il s’éclaire de larges sourires spontanés, dévoilant des dents solides et régulières – je déteste ces mâchoires précocement édentées qui me semblent traduire une négligence, une mauvaise estime de soi- Il dégage un bel enthousiasme positif sans perdre le sens des réalités.
Pourquoi pas, après tout … Je vais y réfléchir. Puis je me ravise.
- « Dis-moi, es-tu fumeur ? »
Le feu m’inspire une crainte viscérale, née de récits d’embrassements des granges et du souvenir de l’incendie nocturne de cette masure, dans le hameau jouxtant Les Chênaies. Le grondement des flammes roulait comme un train et des langues orange soulevaient les tuiles, laissant entrevoir la bête rougeoyante qui se repaissait de la charpente du petit grenier à foin.
Et lui, là, bafouille, patauge, proteste. J’aime qu’il n’ait pas l’assurance et la morgue si facile d’une jeunesse qui prétend déjà tout savoir. Satisfait de sa dénégation, je lui souris et m’éloigne.
Et bien sûr, voilà Lenoir.
En bon responsable, il doit veiller à ce que chacune des ouailles de son effectif trouve un lieu de stage adapté à sa formation. On s’entend bien avec Louis, on a quasiment le même âge, il est fils de paysan comme moi mais étant le cadet, il a dû s’effacer au profit de l’aîné qui a pris la suite. Lui a poursuivi ses études et il se retrouve à veiller sur la formation de nos futurs collègues. On se congratule puis, finaud, il enquête :
- « Tu es venu chercher un stagiaire pour t’épauler ou ... »
Je ris !
- « Ô ! Les demandes n’ont pas tardé ! Dés mon arrivée, un grand jeune homme s’est jeté sur moi, un certain Julien qui envisage de préparer un BTS ... »
Louis m’encadre alors les épaules de ses deux grosses pognes, dans une rupture de ton, adoptant une mine se voulant à la fois sérieuse et persuasive, ses yeux plantés dans les miens.
- « Prends-le, André ! Fais-lui faire un essai et tu verras, tu seras convaincu ! C’est un jeune volontaire, sérieux et plein de qualités,crois-moi ! »
J’ai opiné du bonnet et me suis dégagé, troublé par son ton solennel.
Car en un éclair, cette injonction m’avait inspiré une apparition, celle de son Julien le visage tendu et la bouche ouverte cherchant l’air, en même temps que la sensation d’une chaleur dans mes mains, d’un fourmillement dans mon slip. « Prends-le » avait-il dit ? En faisant alors quelques pas, simplement avec ce que j’ai déjà entrevu des expressions de ce joli garçon souriant, mon imagination compose une image réaliste où je l’encule, simplement, son Julien.
La bête se réveille dans mon ventre.
Amical72
amical072@gmail.com
* René-Guy Cadou (1920/1951) lire « je t’attendais »
* les « thérapies de conversion » sont des pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre d’une personne. Une proposition de loi vise à interdire ces pratiques qui prétendent nous « guérir » d’une « maladie », nous « éclairer » sur un « fourvoiement » ou nous contraindre à l’abstinence lors de « séminaires » ces pratiques deviendront un délit
* Il y a très peu de chansons qui encapsulent le bonheur sans mièvrerie, comme « la bicyclette ». C’est une chanson interprétée en 1968 par Yves Montand, un artiste né en Italie, écrite par Pierre Barouh, un poète fils de juifs émigrés de Turquie et composée par Francis Lai, un musicien d’origine italienne. Alors : elle est pas belle la France ? Merci à Rebecca Manzoni pour ses chroniques lumineuses sur France Inter enfourchons nos bicyclettes.
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