Premier épisode | Épisode précédent
4 | Room service
Le récit de Julien
Nous avons entrechoqué nos verres de vin, trinqué aux multiples bonheurs de cette soirée consacrée à partager les plaisirs de la vie sans nous quitter des yeux, en comparses finement accordés par une longue intelligence.
Dans une chorégraphie millimétrée et symétrique, nous voyons approcher Olivier et sa collègue qui viennent glisser devant nous le dernier service. Le buste légèrement incliné vers l’avant, Olivier oriente l’assiette de sa main droite jusqu’à la position souhaitée puis me lance ouvertement une œillade amusée, assortie d’un fin sourire de connivence, en réponse au mien. Nous voilà enfin reconnus, salués mutuellement.
Sur sa vaste assiette blanche, la présentation du dessert apparaît d’une grande sobriété. Comme dans une ziggourat, chacun de ses trois degrés en retrait célèbre une des innombrables incarnations du dieu chocolat ; y sont fichés deux fines lames triangulaires de craquant. Il est accompagné du dessin de trois carrés jaune citron alignés, d’une goutte de sang rouge framboise, d’un rectangle blanc pailleté et perpendiculaire, d’un fin trait de chocolat et de fils de caramel, ébauches d’un damier de saveurs où se déplacerait la dame toute de chocolat.
Plus tard, Olivier reparaît, portant les lames d’acier garnies de mignardises accompagnant nos cafés. Il les insère dans les cônes de pierre. Tourné vers Lecourt, il détaille : « guimauve, macaron ... » Puis il se tourne vers moi, pour poursuivre cérémonieusement en pointant du doigt « gelée de citron, pâte de fruits exotiques et ses lamelles de Granny Smith » Puis il se redresse dans une souple détente quasi militaire de ses mollets joints, en ressort et, nous considérant successivement avec, soudain, comme une pointe d’arrogance qu’adoucit une paupière langoureuse, il nous souhaite chaleureusement une bonne fin de repas.
Nous savourons silencieusement le breuvage parfumé en contemplant, au-delà des rectangles de lumière projetée sur l’herbe, les mirages fantasmagoriques qui peuplent l’obscurité de la nuit noire. Le repas se termine dans une paisible harmonie entre nous.
Lorsque nous nous levons de table, j’invite Lecourt à me suivre car je voudrais revoir les vestiges médiévaux qui m’ont impressionné à notre arrivée sous la seule lueur des étoiles, par cette nuit plongée dans l’obscurité, privée de l’éclat du satellite en phase de nouvelle lune.
Olivier se tient campé à la sortie de la salle. Dés qu’il nous aperçoit, il s’avance :
- « Vestiaire, monsieur ? »
Mais je lui adresse un signe de dénégation, adopte une mine désolée qui se termine en sourire pour souligner mon salut et, sans dévier, je poursuis mon chemin d’un pas alerte.
En haut de l’escalier, le passage qui mène au portail est éclairé. Ses deux piles sont blanchies par des spots trop durs tandis que la douce mise en lumière de la tour souligne la variété de l’appareil de pierres et creuse d’ombres la dentelle des mâchicoulis qui la couronne.
Lecourt me rejoint et nous nous écartons pour admirer la voûte étoilée pendant quelques minutes avant décider de rejoindre la chambre.
- « C’est une très bonne table dans un endroit splendide et tu me vois ravi de cette soirée. »
Nous ne sommes pas coutumiers d’une manifestation trop visible de nos sentiments, pourtant, il vient à mon côté me tapoter l’épaule opposée à lui, son bras barrant mon dos ; alors je m’arrête brusquement pour que, dans son élan, il m’en enveloppe plus étroitement. Brève et discrète étreinte pour lui dire ma joie sereine d’être ici en sa compagnie.
Aussitôt entré dans la chambre, je me débarrasse pour aller, pieds et torse nus, me brosser les dents. Quand je coupe l’eau, des bruits de voix venant de la chambre m’intriguent et, d’un pas, je m’encadre dans l’ouverture de la porte. Je me retrouve alors face à un plateau portant une bouteille d’eau gazeuse et deux verres qui, soudain, s’entrechoquent et tintent.
- « Room service, monsieur. »
Amical72
amical072@gmail.com
Surtout apprendre à ne JAMAIS laisser passer sa chance pour, surtout, ne jamais avoir de regrets, comme dans ce poème de Victor Hugo C’est Julos Beaucarne, disparu le 18 septembre 2021, qui le chante ici
Autres histoires de l'auteur :