Premier épisode
2 | There’s a place for us
Le récit de Julien
En ce 20 août 2009, au travers d’un pays écrasé de chaleur depuis quelques jours déjà, l’autoroute nous avait rapidement emmenés sur les plateaux balayés par un vent léger à peine plus frais qu’en plaine. Puis, nous l’avons quittée pour prendre la direction d’un gros bourg pittoresque. A peine commençais-je à saliver à la perspective d’y déguster ces fameuses et roboratives charcuteries, ces fromages affinés, que Lecourt me fait bifurquer. Ma curiosité se voit relancée.
Nous tournons le dos à cette hôtellerie, qu’on imagine accueillir une clientèle souffreteuse aux joues rougies, avide de grand air et d’eau pure, par une route étroite montant par une vallée qui, entre prairies d’altitude et croupes boisées, semble nous mener au confins des zones habitées en permanence, là où l’homme n’exerce qu’une pression lointaine et saisonnière, y envoyant paître ses troupeaux l’été … nous promettant ces grands espaces où l’œil repousse l’horizon en des panoramas si vastes qu’on se croit les survoler.
Soudain, dans une courbe, un toit conique émerge, puis un ensemble de bâtiments de pierres grises, massifs et râblés, assis sur une croupe. Sur la droite, une allée bordée de sorbiers, que des barbes de lichens font regarder comme de vieux sages chenus, y conduit.
Nous garons la voiture.
Devant nous, à gauche, une tour massive, flanquée d’une tourelle accolée abritant probablement l’escalier en vis, s’élève sur quatre niveaux, imposant et sévère vestige d’une probable forteresse médiévale ; une couronne de consoles de pierre laisse à penser qu’elle comportait des mâchicoulis à l’heure où elle symbolisait, pour la contrée, la main mise d’une noblesse pointilleuse à la susceptible autorité guerrière. A droite, un corps de logis est précédé d’un pavillon carré, posé de biais, à la toiture pointue à quatre pans, surmontée d’un épi de faîtage. Entre les deux, un muret bas couronné d’une grille est percé d’un portail entre deux piles, chacune coiffée d’un vase d’amortissement à deux anses.
Je m’arrête un instant, saisi par la majestueuse rudesse de l’endroit qui semble désert ; nous avons touché là un autre monde, vaste et puissant, un monde où l’homme affronte les forces telluriques. Car, même sous le grand bleu de ce ciel estival, parvient à mon esprit l’écho du fracas « des très grands vents* » d’hiver rodant autour de cette forteresse de pierres fichée dans cette terre, bâtie par l’homme comme un défi aux éléments. A l’évocation de leur déchaînement appliqué, sans relâche, l’éprouvant des nuits durant et mon échine se hérisse d’une vague de craintes ataviques.
J’aime prendre le temps de contempler les choses qui m’entourent, pour m’en imprégner, m’en nourrir.
D’une main à mon épaule, Lecourt interrompt ma rêverie et m’engage à avancer en suivant l’allée entre les constructions. A son extrémité, un escalier de béton nous invite à dévaler ses marches pour entrer dans un espace résolument moderne, en contrebas, où une charmante hôtesse nous accueille. La chambre est largement ouverte en rez de jardin sur une vue agreste rafraîchissante. C’est juste paisible. Simplement magique.
Je me retourne vers Lecourt, débordant de reconnaissance pour m’avoir, une fois encore, conduit en des lieux qui me touchent. J’ai, en même temps, les yeux qui pétillent et la gorge nouée. On s’enlace fluidement derrière la porte refermée, nos bouches se rejoignent, nos langues se nouent pour parler notre langage commun, celui, faussement modeste, des paysans qui tremblent devant la nature mais excellent à en exploiter les forces pour en vivre sans pouvoir, toujours, se protéger de ses excès.
Mais je sais qu’ici, il a voulu me / nous conduire dans un havre, un abri entre parenthèses hors du temps et du quotidien, dans un cocon protecteur où nous saurons profiter de ces plaisirs de la vie que nous affectionnons partager, où nous aimons nous attarder.
Nous restons enlacés à nous examiner en souriant, moi notant ces pattes d’oie au coin de ses yeux, ces profondes rides parallèles qui barrent son front, ces fils blancs dans ses cheveux courts, ces marques du temps qui m’évoquent tout ce que nous avons su partager, avec, dans les yeux, une infinie tendresse complice et réciproque.
Il a hoché la tête avec comme une moue d’excuse avant de m’écarter pour considérer ma plastique avec un regard appréciateur et canaille. Je me blottis alors plus étroitement, j’appelle de mes vœux ses mains sur moi et mes lèvres viennent chercher les siennes, délicatement.
J’aime toujours autant l’embrasser. Ce n’est plus la fougue telle qu’elle nous emportait, c’est un fin dialogue modulé, nourri de toutes nos étreintes, bienveillant et apaisé. Mais toujours gourmand, joyeux, léger.
Ensuite, je lui échappe. Je me déshabille posément, dos à lui. J’aime l’idée de son regard sur moi, que j’imagine mi moqueur mi caresse, puis je vais prendre une douche rapide pour me détendre après cette longue conduite. Je reviens, nu et libre, tandis qu’il part rapidement se rafraîchir à son tour.
Je sais toute la confiance que m’a apporté son regard posé sur moi tout au long de ce chemin jusqu’à ce qui je suis aujourd’hui, cette force supplémentaire qu’il m’a infusé au travers de son désir, ma fierté aussi de l’avoir séduit et retenu pour écrire ce beau lien entre nous.
Un lien beau ... ET gay.
Malgré tous les anathèmes, les mauvais sorts et les ordures jetés en travers de notre route.
Mais je vois aussi les années lentement tordre ses phalanges, des taches apparaître et ponctuer sa peau, ses yeux se creuser et s’alourdir de poches, sa taille s’épaissir, son pas se faire moins alerte.
Alors nous jouons un ballet de poker menteur, plein de pudeur et fait de discrets évitements d’une lumière trop précise qui crucifie. Car c’est avec d’autres yeux que je veux considérer cet homme toujours fringant dont chaque intonation, chaque inflexion de voix, chaque mimique, chaque inclinaison du buste, chaque … me ramène quelques vingt ans en arrière, à cet enjeu : « me faire aimer de lui » puis à cette gageure : « rester à ses côtés » et alors me vient le miel d’être là, toujours là, avec lui, dans un harmonieux accord que cristallise le lieu, l’instant.
"There's a place for us, / Il y a un endroit pour nous, / Somewhere, a place for us. / Quelque part, un endroit pour nous./ Peace and quiet and open air, / Tranquille et silencieux et à l'air libre, / Wait for us, / Qui nous attends. / Somewhere. / Quelque part »
Mais, fidèle à notre règle de retenue, je n’en dirai rien. Je ne ferais que l’embarrasser avec des mots superflus quand nos esprits se comprennent et s’accordent si bien sans eux.
- « Allons dîner, veux-tu, Julien. »
Amical72
amical072@gmail.com
* « C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde / De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte / Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille, / En l’an de paille sur leur erre...Ah ! Oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants ! » Saint-John Perse – Gallimard édition limitée 1946.
"There's a place for us, / Il y a un endroit pour nous, / Somewhere, a place for us. / Quelque part, un endroit pour nous./ Peace and quiet and open air, / Tranquille et silencieux et à l'air libre, / Wait for us, / Qui nous attends. / Somewhere. / Quelque part. / here's a time for us, / Il y a un temps pour nous, / Someday, a time for us. / Un jour, un temps pour nous. / Time together with time to spare, / Du temps ensemble pour prendre notre temps, / Time to learn, time to care. / Du temps pour apprendre, du temps pour prendre soin de nous. / Someday, somewhere, / Un jour, quelque part, / We'll find a new way of living, / Nous trouverons une nouvelle manière de vivre. » Voici la version originelle, avec Natalie Wood et Richard Beymer, doublés par Marni Nixon et Jimmy Bryant.
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