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13 | Épilogue
J’écoute Lecourt me raconter notre rencontre ; sans dire mot car c’est un miroir tendu à mes propres souvenirs, ceux d’un instant aussi déterminant dans ma vie que dans la sienne.
Lui qui a toujours été taiseux rompt sa réserve et expose SON point de vue : la rencontre a lieu en 1987, j’ai alors vingt ans et lui quarante, il est marié et attend un enfant, il a hérité d’un grand domaine agricole et brigue un mandat consulaire, il a tout à perdre dans une aventure incertaine avec un jeune homme sans le sou. Je suis, moi, bien déterminé à me construire une vie qui me convienne, fut-ce au prix de la clandestinité dans un monde peu enclin à la bienveillance pour les gays, mais aussi de l’ingratitude vis à vis de la famille aimante qui m’a élevé et que je quitte. Elle saura pourtant continuer à m’aimer, je sais aujourd’hui ma chance.
Vingt ans me séparent de Lecourt et je mesure cette différence d’âge dans le poids des traditions et des usages auxquels nous avions alors sacrifié respectivement. Perspective d’autant plus aisée que nous sommes aujourd’hui en 2009, dans sa voiture qui nous ramène aux Chênaies par l’autoroute, traversant un pays qui a renversé l’échelle des valeurs. La loi reconnaît notre droit à la sexualité à égalité en sanctionnant désormais les discriminations à raison de l’orientation sexuelle vraie ou supposée et a instauré le PACS, un début de reconnaissance des couples de même sexe.
Jusqu’au sida qui n’est plus la faucheuse sans merci qui nous a décimés ; les traitements, s’ils ne viennent pas encore à éliminer le virus, permettent enfin de le faire taire et ainsi, un séropositif correctement traité et suivi devient non contaminant et peut mener une vie « normale ».
Je me tais et je songe à ces petits malentendus qui, dans ces moments décisifs, nous ont fait accorder une importance démesurée à de simples détails ou lire comme des signes ce qui n’était que coïncidences. On se laisse souvent abuser par nos propres aspirations et nos références.
Je souris en me remémorant les réactions suite à la projection de « cria cuervos* » de Carlos Saura. Dans ce film qui use de l’évocation poétique pour échapper à la censure de la dictature, Ana ouvre la porte du réfrigérateur dans lequel le spectateur découvre des pattes de poulet. Certains y avaient vu des serres ou des pattes de corbeau, l’illustration de la mort dont le régime du caudillo faisait peser la menace jusque dans les foyers. Moi, j’avais revu avec nostalgie une image de mon enfance quand ma mère conservait pattes et ailerons pour en faire un « bouillon de poule », réalité qui n’emprunte plus, aujourd’hui, que la forme d’un petit cube industriel enveloppé dans un papier métallisé.
Je découvre aussi ses interrogations, ses stratégies, ses précautions. Avec une certaine satisfaction, celle de voir la constance de mon attitude, de mon travail, ma nature même, toutes validées, celle de ne jamais m’être trahi. Bien sûr qu’il s’assurait de mes compétences mais aussi de ma loyauté, de ma fiabilité, voir de ma sincérité. Et réciproquement, d’ailleurs ! Comment construire la confiance sans vérifier ?
En fait, je me tais … parce que son récit me touche, c’est le récit d’une rencontre miraculeuse et improbable, comme elles le sont toutes.
- « Finalement, patron, on n’a pas si mal réussi, non ? »
Il hoche la tête sans détourner son regard du ruban d’asphalte.
- « Mais tu n’es pas marié, Julien. »
Je sursaute.
- « Tu veux dire … avec une femme ? »
Je tourne ma langue sept fois dans ma bouche.
- « C’est aussi, je crois, une question de génération, patron. J’ai goûté à tout et je SAIS que ce que je préfère a une bite et je l’assume. Or, je sais aussi que revendiquer ainsi le droit de vivre selon mes goûts, affirmer la légitimité de ma sexualité, impliquait renoncer à la paternité …
A moins de passer un deal avec une lesbienne en mal d’enfant, mais, à ma connaissance, ces arrangements ont été très fragiles : comment ses deux parents peuvent-ils s’accorder pour élever un enfant en alternance s’ils n’ont -presque- rien en commun qui les contraint à trouver un consensus ?
A moins que des intérêts puissants ne préservent solidement une apparente entente à ces étranges appariements comme … Tu te souviens que le vétérinaire, le docteur Moreau, tu vois ? … Il m’avait invité à rejoindre leur groupe de cavaliers pour des sorties. J’y ai rencontré un collègue, un certain Philippe. Beau mec, souriant, un peu plus âgé que moi. Il avait épousé une fille toute en dents, en os, en lunettes, voix haut perchée qui le regardait avec un air d’adoration et ils avaient deux fillettes, des répliques craintives et surprotégées de leur mère. Il avait ainsi repris l’exploitation du beau-père mais sa dulcinée rappelait à tout propos que le domaine était SA propriété avec une suffisance un peu lourde.
Il était très sympa avec moi et on parlait un peu boulot, il m’invite … Bref, me voilà parti à cheval jusque chez lui, un jour de semaine. « On sera tranquilles » m’avait-il dit ! Sa femme est au travail, ses filles à l’école et je le découvre sous un tout autre jour, avec les yeux exorbités et la langue pendante du loup libidineux de Tex Avery*.
Mais pour amusé et prêt à entrer dans son jeu que je fus au début, j’ai vite compris qu’il attendait tout de mes initiatives. Il me reluque avec concupiscence, s’expose mais semble incapable du moindre geste dans ma direction, même en réponse à mes encouragements. J’attendais tout simplement une interaction or lui semble alors s’en remettre à ma seule volonté de supposé « séducteur prédateur » quand il pense probablement se réserver le rôle de la victime innocente, ce qui le dédouanera totalement. »
Je ris avant de poursuivre.
- « Moi, je ne suis vraiment pas taillé pour ce rôle ! Son attitude me semble si torturée que je subodore des conséquences forcément embrouillées et extrêmement déplaisantes alors j'ai cherché comment me tirer de ce mauvais pas.
Nous visitons ses installations et nous voilà traversant la stabulation; elle est vide et nettoyée, ses vaches étant au pré. Je me campe alors solidement, ne me détournant qu'à peine, le regard dans le lointain mais sans interrompre la conversation. Je me débraguette ostensiblement, déballant complaisamment toute la marchandise sous ses yeux, étirant ma bite, faisant mousser ma toison avant de lacher, dans un soupir d'aise, un beau jet courbe qui éclate bruyamment en gerbe d'éclaboussures sur le béton. Puis je me secoue longuement, décalottant mon gland pour l'essuyer dans ma paume. Ensuite, je me rajuste avec un grand soin avant de me tourner vers lui, que je vois sidéré, et de lui sourire innocemment, comme si je n'avais rien compris à ses messages.
- "Pff! C'est pas que ça enrichisse mais ça soulage! Et maintenant, si je veux être rentré à l'heure, il faut que je parte sans tarder !"
Et je le plante là! Au moins en avait-il eu plein les yeux ! Mais partagé entre ses calculs et ses pulsions, il était incapable de se décider et me transférait toutes les responsabilités. Et de ces relations, parce qu'elles sont toxiques, d'elles non plus, je ne veux pas.
- Et puis, si j'étais marié, pourrais-je être dans cette voiture avec toi?"
Il a souri à mon histoire, puis a hoché la tête.
- "Mais les enfants, ce prolongement de nous-mêmes, Julien? Être père ne te manque pas? Il n'est pas trop tard ..."
Je souris en secouant la tête.
- "Te souviens-tu de ce matin quand, dans la vieille écurie où je terminais le nettoyage des boxes, pour la première fois, tu m'as collé Adrien encore bébé dans les bras avant de t'éclipser ?"
Il opine du chef avec un petit sourire en coin.
- "Je m'étais allongé sur le dos dans la paille et je l'avais posé à cheval sur ma poitrine. Il avait sept ou huit mois, il s'était hissé à quatre pattes et m'avait souri, en confiance. Puis il avait commencé à éprouver le ressort de ses bras et de ses cuisses en babillant et moi, j'avais joué avec son équilibre en roulant du dos ou en gonflant, dégonflant mon thorax. Chaque fois qu'il parvenait à rester en position, que ce soit avec ou sans mon intervention, il me gratifiait d'une démonstration de sa joie dans une explosion d'un rire sonore.
Tout jeune, j'avais tenu quelques minutes ma petite soeur Sophie emmaillotée comme une momie dans mes bras mais jamais je n'avais eu un petit d'homme aussi libre contre moi. Les auteurs affirment que nos enfants naissent en état de pré maturité et que seuls, l'amour et les attentions que leur portent des adultes aimants qui les entourent activent leurs système nerveux et permettent leur développement psychique et affectif, jusqu'à celui du langage par exemple. Et là, je veillais sur cet enfant, à la fois fragile mais qui affirmait si spontanément sa volonté propre, comme sur une chose précieuse. Et, à ton retour, toi, son propre père, tu m'as demandé si j'en avais envie.
J'ai alors entendu que tu m'offrais de partager avec toi un peu de ce bonheur, d'être une sorte de parrain, de père bis et c'était un hameçon supplémentaire qui m'arrimait aux Chênaies."
- " Dés le début, j'ai expliqué à Adrien qu'il avait la chance, avec toi, d'avoir un supplément de papa mais que, d'ordinaire, les petits garçons n'en ont qu'un SEUL qui est le SEUL mari de leur maman alors, que s'il voulait conserver ce privilège, il ne devait en parler à personne, pas même à sa mère. Et ce secret, il l'a scrupuleusement gardé, sa mère n'a jamais su qui lui apprenait à monter à vélo, à poney ou à nager."
Je le regarde, un peu sceptique mais il insiste.
- "Je t'assure! D'ailleurs, un jour où tu étais absent, il est tombé, de vélo je crois, et il s'est fait peur. Quand je l'ai relevé, il a réussi à retenir ses larmes mais pas de me demander "il va revenir, Julien? " comme s'il craignait qu'on lui enlève le secours de son supplément de papa."
Il me jette un coup d'oeil.
- "D'un autre que toi, j'aurais été jaloux!"
- "Et encore ... Tu ne sais pas ce que nos entraînements ont eu d'opiniatres pour qu'il puisse se montrer à toi dans une maîtrise reproductible; chaque victoire faisait notre fierté à tous deux ! Car moi aussi, je mettais un point d'honneur à le voir progresser, pour que tu sois fier de nous ... J'enseignais au fils pour séduire le père.
Maintenant qu'il est grand, je peux te dire toute ma gratitude, pour tous ces bonheurs : m'avoir laissé le prendre dans mes bras, venir faire la sieste avec moi, nager nus dans la rivière et tant d'instants d'intimité précieuse, sans jamais sourciller, sans jamais manifester le moindre signe d'inquiétude. Alors qu'il serait difficile de trouver plus pédé que moi, ..."
Il a levé un sourcil et sa lippe se fait dédaigneuse.
- "D'abord je serais mal placé pour te faire la morale et ensuite je m'étonne de tes propos, Julien ! S'il y avait un lien entre maltraitance et orientation sexuelle, la petite Marina serait encore de ce monde*. On va donc laisser les amalgames spécieux aux crétins. On va plutôt se réjouir du résultat de nos efforts conjugués, je suis assez fier de ce beau jeune homme qu'est devenu Adrien et je sais que tu y as contribué, Julien."
Adrien ... Il s'est émancipé pendant le lycée, s'éloignant progressivement. Il a tracé sa propre voie, sans s'embarrasser, lui, de la transmission du domaine d'une génération à la suivante. Mais de ça, je ne dirai mot.
- "Que fais-tu ensuite?"
- "Je te dépose aux Chênaies et je repars aussitôt pour l'océan. J'ai promis."
Je hoche la tête silencieusement. Comme je l'imaginais, il va retrouver son épouse et moi le calme des Chênaies. Ma vie y aura été un chapelet semé d'électrochocs affectifs aussi intenses que brefs entre lesquels je mène une vie libre de célibataire discret qui n'a de comptes à rendre à personne. C'est bien ce que je voulais, non? Quand j'avais vingt ans.
Et aujourd'hui ?
Amical72
amical072@gmail.com
* Un aperçu :Le loup de Tex Avery
* Les mineurs victimes d'abus sexuels? C'est principalement dans la famille disent les enquêtes.
* la petite Marina, huit ans, victime des sévices de ses propres parents pourtant hétérosexuels, est décédée le 07 août 2009.
* "Ci-gît au fond de mon cœur / Une histoire ancienne / Un fantôme, un souvenir / D'un(e) que j'aimais / Le temps, à grands coups de faux / Peut bien faire des siennes / Mon bel amour dure encore / Et c'est à jamais / ..." Georges, toujours, chante son amour pour Margot
Fin de la saison 9. Au cours de cette saison, Lecourt prend la parole pour la première fois. Vous, qu'en pensez-vous? Son point de vue, celui d'un homme, né en 1947, marié à une femme et ayant une double vie avec Julien, fait-il entendre une voix originale, de sa génération ?
Vos réactions sont les bienvenues et je ferai mon possible pour vous répondre au plus vite.
A bientôt.
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