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7 | Escapade
J’ai tiré Toni du lit à l’aube et maintenant je conduis tandis qu’il sommeille dans le siège passager. J’aime conduire, souplement et sans esbroufe, dans le petit jour, porté par la musique qui m’enveloppe dans l’habitacle. *
Nous arrivons à l’embarcadère. Je sors faire quelques pas dans l’air marin, en attendant que se lèvent les barrières. Maintenant, la file des véhicules, peu nombreux à cette heure, s’avance et disparaît, avalée par l’ouverture béante du ferry. Sitôt appareillé, j’entraîne Toni avec moi sur le pont qui pointe vers l’autre rive. L’air est chargé d’embruns et gonfle nos poumons, le soleil fait miroiter les vaguelettes d’une mer pourtant calme. La silhouette du phare, vigie plantée à l’entrée de l’estuaire, se détache et marque l’horizon, là où eau et ciel se fondent.
Le navire, récent, est amphidrome, il se déplace indifféremment en avant et en arrière d’une même manière et nous épargne les longues manœuvres pour virer avant d’accoster. En effet, sa symétrie permet aux voitures entrées par une extrémité d’en sortir par l’autre après vingt minutes d’une traversée sans histoire qui suffit pourtant à nous donner un sentiment d’évasion : ici, nous abordons une autre terre !
Aussitôt l’odeur balsamique des pins nous saisit, l’air est plus vif et Toni, à mon côté affecte la nonchalance détachée du vacancier, verres solaires nous masquant son regard, bras relevés par-dessus tête dans son Marcel blanc à fines côtes *, découvrant le toupet sombre de ses aisselles. Un berger endormi. Tentation.
Une fois expédiées les formalités administratives à l’accueil du centre, nous remontons en voiture. Toni me regarde avec un sourire ironique :
- « Explique-moi où nous sommes, là ! »
Je souris : « Bienvenue au plus vaste centre naturiste d’Europe, Toni ! Un enclos rectangulaire de plusieurs centaines d’hectares de pinède ouvert sur l’océan. Un havre de tranquillité pour un essai de trois jours. »
Comme il ne proteste pas, j’ajoute : « avec moi pour te servir de guide … »
Une œillade … Ouf, ça va ! Il sourit toujours !
En roulant au pas, nous nous rendons au bungalow, une construction basse en bois, nichée sous de grands pins et précédée d’une galerie couverte. La voiture est stationnée, bâchée, et nous ne la reprendrons que pour repartir ; désormais, nous utiliserons les bicyclettes qui sont remisées sous l’auvent. Il reste imperturbable et me suit à l’intérieur.
Nonobstant des éléments de confort moderne, du micro-onde à l’écran plat, la pièce à vivre a scrupuleusement été conservée dans son jus, celui de la fin des années soixante-dix avec meubles fonctionnels en teck et chauffeuses colorées aux lignes courbes, par des propriétaires qui le mettent à disposition de quelques connaissances de confiance. Je m’efforce d’y venir quelques jours chaque année pour un lâcher prise qui me régénère.
Deux chambres : choisis, Toni !
Sans un mot, il désigne celle au lit double. Je l’entraîne alors dans l’autre : « chacun un lit comme dressing ! Et maintenant, à poil, Toni ! »
Dans la rue étroite entre les deux lits où chacun a posé son bagage, je me retourne vers Toni, maintenant dans le plus simple appareil tout comme moi, mais je ne m’arrête ni sur son appétissante anatomie, ni sur le marron velouté de sa prunelle.
- « Voici ta panoplie, Toni : des tongs pour protéger la fragile plante de tes pieds, une foutah du Maghreb et un tour de cou pour y accrocher ton badge et tes clefs. »
Et, avec un sourire sarcastique, tout à ma fierté de n’avoir cédé ni au miel de son regard ni à la tentation de ses fragrances d’ourson, je l’entraîne à vélo vers la piscine sur les pistes de sable damé où les pneumatiques produisent ce crissement si particulier et si reconnaissable. C’est, pour moi, un puissant évocateur de vacances.
Toni n’est pas aquatique. Certes, il nage correctement mais il a un physique puissant à forte ossature qui pénalise sa fluidité. Aussi, c’est un vrai jeu pour moi, à chaque fois que nos trajectoires nous rapprochent dans le bassin peu fréquenté à cette heure, que ce soit pour nous croiser ou le dépasser, de me couler souplement contre lui, de laisser traîner ma main le long de son corps, de nager dans son sillage au plus près, pour l’effleurer, le presser, le harceler.
Moi j’aime cet univers qui rompt avec l’agitation extérieure et où l’on ne voit que du bleu. Je m’y abstrais du monde et de moi-même. J’arpente en solitaire l’environnement plat et délimité du bassin avec des aller-retour, uniquement concentré sur ma glisse et mes coulées et « porté » par l’eau. Je ne pèse rien, c’est là le miracle. Chaque fois, j’en sors en meilleur état physique et mental que j’y suis entré, à la fois l’esprit léger et le corps repu par l’exercice. Délesté.
Mais voilà que Toni s’arrête et m’attend à l’extrémité la plus profonde. Je touche le mur sous la ligne de flottaison à son côté, rejaillis en l’éclaboussant, enchevêtrant fugitivement nos jambes, par simple jeu, en veillant à ne pas l’inquiéter. Puis, quand je me positionne sous l’eau pour repartir en sens inverse, j’attrape un instant de la main son zizi recroquevillé par la fraîcheur de l’eau puis, d’une vive détente contre la paroi, je reprends mes longueurs.
Lorsque, lassé, il sort du bassin, je le rejoins sous la douche commune. Ouverte et partagée, elle n’admettrait aucune privauté, et, pour rien au monde, je ne voudrais contrarier l’harmonieuse cohabitation qui règne ici entre les cultures, les sexes et les générations. Pourtant, toutes les règles implicites tolèrent une certaine élasticité.
Alors, je m’autorise à lui savonner le dos dans une virile, amicale – et ambiguë - friction retenue qu’il me rend, tout aussi naturellement, spontanément complice.
J’apprécie la finesse de ce garçon. Cette entente tacite décuple mon désir.
Nous remontons sur nos bicyclettes. Je me délecte de ces picotements sur ma peau nue exposée, ces frissons dus à l’air frais de ce printemps qui hérisse mes poils puis, soudain, la chaleur des rayons du soleil qui percent les frondaisons et nappe mon dos. Une impression de liberté et de bien-être, soutenue par les senteurs balsamiques de la forêt … Des sensations partagées à en croire l’expression de Toni, qui pédale les yeux mi-clos, menton relevé au ciel et les narines palpitantes … comme tirant déjà profit de notre escapade.
J’emmène Toni à bicyclette jusqu’au village. Il faut mettre pied à terre pour aller déjeuner sur la terrasse de l’un des nombreux commerces qui délimitent la vaste cour rectangulaire, lieu social de ce domaine naturiste. Toni m’observe saluer d’un sobre signe de tête untel ou tel autre que nous croisons.
– « Je viens ici depuis de nombreuses années et je retrouve des familiers de l’endroit. » Je lui glisse à l’oreille : « Il y a également, ici, nombre de messieurs mariés qui s’échappent discrètement pour un moment de plaisir illégitime et furtif. »
- « Adrien ! »
Je me suis retourné d’un bloc, déjà entouré par les deux bras de … mince, j’ai oublié les prénoms de ces deux hommes souriants, toniques et bronzés qui me congratulent, avec qui je retrouve pourtant instantanément une chaleureuse complicité … alors que remontent quelques bons souvenirs. Après un urbain échange de compliments, pour eux sur ma forme physique et moi sur leur hâle précoce, « c’est que nous venons régulièrement, nous sommes voisins », avouent-ils, l’un d’eux se tourne vers Toni qui s’est placé légèrement en retrait. Il le détaille d’un œil d’expert avec un sourire de connaisseur qui fait rosir mon ourson dont les yeux vont et viennent sans parvenir à se fixer.
- « Tu nous présentes, Adrien ? »
Saisissant l’opportunité qui m’est ainsi offerte, je m’incline, muet, en désignant Toni d’un geste de la main et il se nomme. Je me tourne alors successivement vers chacun d’eux.
– « Bruno ... »
- « et Yohann, enchantés ! »
Le premier, châtain, est couvert d’une toison courte entretenue à la tondeuse tandis que le second, cheveux blanc flamboyant, est totalement rasé, pubis compris comme souvent les naturistes, sa peau est déjà uniformément dorée. Jeunes quinquagénaires, ils ont su conserver une silhouette athlétique surmontée d’un visage avenant. Du charme.
Il flotte dans l’air une question non formulée à laquelle je suis soudain embarrassé de répondre : QUI est Toni ? Comment le présenter ? Il a dit à sa mère que je suis son amoureux et moi, à la mienne, qu’il partage ma vie … Pourtant, à ce moment, rien ne me semble approprié, ni suffisamment avéré ou convenu entre nous deux. Alors je pose simplement une main que je veux affectueuse sur son épaule et lui se rapproche insensiblement de moi.
- « Nous venons d’arriver pour le week-end … »
- « On vous laisse alors ! On se reverra assurément plus tard ! »
L’indication a été immédiatement et parfaitement reçue, entre hommes veillant en permanence à préserver cette prudente discrétion qu’ils habillent d’une chaleureuse bonhommie un peu bourrue faite d’une simple main à l’épaule, de viriles poignées de main, de solides brassées même si un œil exercé pourra soupçonner ici un frôlement complaisant et là, un contact qui s’attarde, comme dans une reconnaissance réciproque.
Comme une affirmation sans indulgence aussi : celui-là, je l’ai eu avant toi.
Toni, lui, n’est pas encore inclus dans ces épanchements qu’il observe, goguenard.
Pourtant, il n’est pas au bout de ses surprises.
*Pour un petit matin, quoi de mieux que la 6e Symphonie dite « la pastorale » de Ludwig Van Beethoven interprétée par l’orchestre Philharmonique de Brème dirigé par Paavo Järvi.
* le « marcel » le maillot des forts des Halles devenu sexy dont voici l’histoire : Il doit son nom à la fabrique de bonneterie Marcel à Roanne, qui est la manufacture française du véritable tricot Marcel
Amical72
amical072@gmail.com
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