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Saison 7 | Chapitre 12 | Projets
J’ai quitté Les Chênaies tôt, ce dimanche matin, monté sur Noisette, pour nous octroyer une de ces longues chevauchées en pleine nature que j’affectionne tant et que, ces derniers temps, j’avais dû sacrifier. Trop de travail entre la ferme et l’examen !
Mais là, j’ai eu mon content de pas, de trot et de galop par monts et par vaux, de couvert, d’arbres, d’espace, de lumière. La jument, toujours aussi généreuse, n’a pas ménagé ses efforts et nous avons retrouvé notre fine complicité de couple cavalier - monture. Maintenant dessellée, elle broute avidement l’herbe grasse de cette fin juin tandis que moi, pieds et torse nus, je me prélasse au soleil, la nuque posée sur la selle et allongé sur le tapis après avoir dévoré le casse-croute que cette dévouée Monique a préparé avec amour pour ma journée de liberté. J’écoute « forêts paisibles, forêts paisibles, Jamais un vain désir ne trouble ici nos cœurs. S'ils sont sensibles, s'ils sont sensibles, Fortune, ce n'est pas au prix de tes faveurs*. » avec un sentiment de plénitude.
Les bras croisés derrière la tête, je sens une petite brise fraiche ébouriffer les poils de mes aisselles dans un agréable contraste avec les chauds rayons sur mon torse.
J’étire souplement mes muscles en cédant un moment à la satisfaction : depuis deux jours, je sais que je l’ai en poche, ce foutu BTS. Et je l’ai obtenu très honorablement. C’est la sanction espérée de mes deux dernières années d’étude. Un jalon. « Julien Bonnet, Technicien Supérieur ! » Face à tous les bonimenteurs, les velléitaires, ceux qui font de la mousse avec quelques belles intentions dont on ne voit jamais la réalisation, moi, le modeste, le besogneux Julien Bonnet, j’ai su décrocher la reconnaissance officielle de mes compétences par la constance de mon travail. Et j’en suis fier !
Et le « fauché », « l’enculé », « le pédé », le méprisable Julien Bonnet en est doublement fier et leur pète au nez, à tous les faux-culs qui me regardent par en dessous.
Ainsi, je ne suis plus un aspirant, celui qui « souhaite devenir », qui « se prépare à être », mais, désormais, JE SUIS ! Et grâce aux fermages du père Germain, je m’installe avec un statut. J’ai un nom, un domicile et, également, une profession : AGRICULTEUR, que je peux indiquer sur les formulaires. De cette activité, je vais tirer mes ressources et m’acquitter des taxes et des factures, comme tout citoyen. C’est cet ordinaire qui m’importe : je vais travailler et en vivre, autonome, libre, indépendant, responsable.
Et ordinaire. Je ne vaux ni plus, et, surtout, ni moins qu’un autre. Moi, Julien Bonnet, j’ai conquis ma place en ce monde.
Je rapproche mes genoux de mes épaules, en boule, et je bascule lentement sur le dos d’avant en arrière et retour, un petit massage qui détend mes reins. Puis je prends appui sur un coude pour vérifier : Noisette est bien entravée pour l’empêcher de prendre la poudre d’escampette, la coquine ; elle s’est désaltérée et elle continue de brouter calmement, jouant de l’orientation de ses oreilles quand je l’appelle.
Noisette … Je me souviens de son arrivée, de ce cadeau surprise que m’a fait Lecourt … J’étais stagiaire depuis quelques six mois, on avait baisé dès le premier jour, cédant au désir immédiat, comme souvent font les gays, mais, et je dois le reconnaitre aujourd’hui, de ce moment, je l’ai eu raide dingue dans la peau. Baiser avec lui était un étourdissement, une nécessité vitale, irrépressible, et elle me poursuit encore. Alors, pour rester avec lui, au plus près, je m’étais coulé dans le seul costume que je pouvais imaginer entre deux hommes, celui du collaborateur zélé, qui bosse avec lui, roue dans roue, sur tous les coups de feu, comme si le destin de sa ferme était aussi le mien.
Mais étant « stagiaire », je n’étais rien, qu’une présence éphémère qui peut s’effacer, qu’on peut congédier en un instant, sans trace ni regret.
Et puis, voilà Noisette ! Je découvre cette pépite acajou noyée parmi les salers de même couleur qu’il vient d’acheter. Il me l’offre ! Elle est à moi ! Il m’émancipe par cette liberté de mouvement … et il m’attache doucement aux Chênaies par ce lien tangible ! De cet instant, alors même que je ne m’étais jamais posé la question auparavant, je ne me suis jamais interrogé sur la sincérité de ses élans. J’ai certes pu redouter qu’il ne cède aux convenances, qu’il m’écarte au profit du confort plus tranquille d’une vie d’apparence bourgeoise doublée de discrètes incartades sans lendemain, aussitôt oubliées. Mais avec une foi de charbonnier, j’ai tenu pour certain que ce mec ne trichait pas avec moi.
Cependant cette confiance a aussi d’autres bases, plus prosaïques. Bien sûr qu’il calcule, qu’il compte, qu’il évalue. Moi aussi. D’ailleurs qui se désintéresse totalement de son avenir, de ses ressources ? Qui échappe à la crainte du lendemain ? Il est mon formateur et je l’ai vu me confier des responsabilités croissantes, me laisser prendre des initiatives et de l’assurance sous son regard. En retour, je n’ai manqué de rien et, au-delà, c’est avec moi qu’il a choisi de partager certaines bonnes tables et leurs flacons ; je suis sans doute un hôte « différent » de sa compagnie habituelle …
J’ai entendu quand il m’a parlé de sa candidature à la tête de la Chambre et je savais qu’il aurait alors besoin de réorganiser le travail, ici, aux Chênaies mais je n’ai pas construit de stratégie. Etre moi-même me demande trop d’énergie pour, de surcroit, dissimuler, calculer, envisager au-delà de mon projet. De mon rêve ! Avec quelle fierté, j’ai accroché aux portes des écuries les trophées remportés à la foire d’automne ! Je regardais ces plaques comme une balise, une borne qui témoigne du chemin parcouru, de mon émancipation et de ma dignité d’homme. Alors j’ai poursuivi, en étant simplement comme je suis, comme je sais faire.
Et ce depuis … plus de deux ans. Et j’ai été, à ses côtés, de toutes les tâches, sans jamais m’esquiver. Il m’a même laissé la pleine lumière quand j’ai présenté ses chevaux aux longues rênes à la grande foire de l’automne dernier, et il m’a poussé dans le dos pour que ce soit à moi, en mains propres, que les prix soient remis.
Et puis nous avons su, en complices, nous emparer de chaque interstice dans nos emplois du temps, en créer parfois, souvent, pour nous …
Nous … quoi, en fait ? Entre nous, le plaisir ce n’est jamais pareil et, pourtant, concrètement, nous ne faisons rien d’extraordinaire, aucune position remarquable, nulle acrobatie, encore moins d’excentricité ou d’excès. Uniquement de l’attention, constante, portée à l’autre, un échange de frissons, la confiance indispensable pour s’y abandonner.
Mais … pas, non plus, de quoi nous « rassasier » puisque, en ce moment même, si je reste ainsi les sens en alerte, c’est moins à cause du soleil sur ma peau que parce que je l’attends, ici, à la grangette. Et ce lieu, la chaleur du soleil, la brise sur ma peau nue sont déjà des caresses, ouvrent un appétit qui me fait saliver, une pulsion qui bat dans mes flancs. Après la cavalcade équestre qui a délié mon corps, gonflé mes muscles, empli ma tête d’élan et de vertiges, j’ai la peau qui frissonne, une chaleur contenue, une impatience d’abandon.
Le projet de l’extase est déjà un plaisir.
J’attends, j’entends le bruit du moteur qui enfle, stagne … Il doit refermer la barrière derrière lui … reprend et se rapproche. La portière claque, un pas foule les herbes.
– « alors Julien, cette balade … ? »
* Pour écouter ce « tube », extrait de l'opéra Les Indes Galantes de Rameau : "Forêts paisibles" interprété par Les Arts Florissants dirigés par William Christie, avec la soprano Sandrine Piau, la basse Lisandro Abadie et le Chœur des Arts Florissants. On en lira les paroles ici
Amical72
amical072@gmail.com
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