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Saison 5 | Chapitre 12 | Boletus eduli
- « Allez Julien ! Debout ! »
J'ai dû passer toute la nuit à me battre contre mes draps qui, alliés à l'oreiller, se sont bien défendus en m'entortillant dans leurs plis. L'œil éteint, je me hausse sur un coude ; lui me surplombe, déjà habillé de pied en cap :
- « rejoins-moi, j'ai fait couler un café »
Dans la cuisine, deux paniers d'osier tressé trônent sur la table, deux grands bâtons, forts et très droits, y sont adossés, une puissante odeur de café flotte : celui-là saura me réveiller tout à fait ! Lui plante soudain un œil noir dans mes prunelles :
- « tu es sorti seul, de nuit, sur Noisette » Son regard peu amène se pose juste sur cette zone à vif que les brumes de la nuit gardaient encore endormie. Puis son ton s'adoucit :
– « as-tu ton couteau ? » J'ouvre ma main sur mon Opinel N°8 replié dans son manche en hêtre poli. La marque savoyarde à la main couronnée ne fabrique pas des couteaux de luxe mais celui-ci est un cadeau de mon père. Je prends grand soin de garder sa lame effilée ; il suffit d'un simple coup de pierre à aiguiser. C'est MON outil, celui qui sait jaillir de ma poche quand j'en ai besoin et que j'ouvre d'un coup sec du poignet, avant d'en tourner la virole.
Dans cette cuisine, il n'y a pas un mot superflu. Un coup sec du menton interroge, un clignement de paupières donne l'assentiment, la tasse qui se pose donne le signal du départ. Avec un air de conspirateur qui confie un secret bien gardé, Lecourt nous conduit par de mauvais chemins jusqu'à un bois clair où je ne suis jamais venu. Panier au bras, nous avançons en parallèle, en décrivant de larges arcs de cercle de la pointe du bâton pour renverser les fougères.
– « Ah ! regarde » Le blanc d'un pied renflé parcouru d'un fin réseau apparait, le velours brun noisette du chapeau bordé d'un liseré blanc, lui, disparait en partie sous quelques feuilles. On échange un regard ravi ; magie de la première trouvaille qu'on espère suivie de beaucoup d'autres. D'un petit allongement sec du cou, il m'invite à le récolter et je m'agenouille pour le détacher en tournant puis le brosser sommairement. Il tend le visage vers moi, nez en avant et nous aspirons de concert le léger parfum de ce cèpe de Bordeaux* avec des sourires gourmands. Un rapide coup d'œil pour envisager les alentours car, parfois, il ne pousse pas isolé, puis nous repartons, concentrés :
- « alors comme ça, tu es revenu et tu voudrais rester… » Voilà, je retrouve ma boule de feutre qui m'étouffe et ne laisse passer qu'un « Oui » juste assez grave et ferme. Il poursuit sa quête, nez au sol :
- « tu vois Julien, cette terre, … » Il envisage ce qui nous entoure d'un demi-cercle, décrit de son bâton tendu. « C'est tout moi ! Alors je tiens à la confier à quelqu'un qui sache la respecter et la défendre ». Il relève brutalement les yeux sur moi et j'opine du chef en déglutissant. Il reprend sa recherche, les yeux au sol :
- « eh bien, nous allons installer Julien Bonnet avec le statut de jeune agriculteur. »
Réflexe : je pouffe :
- « installer ? Enfin, patron, j'ai pas un rond … » Il se campe, jambes écartées, les paumes empilées sur l'extrémité de son bâton fiché droit, comme ses yeux dans les miens :
- « voyons Julien, tu as les compétences … » je hausse les épaules, comme pour m'en remettre à son jugement. Il sourit :
- « tu es sérieux et je peux te faire confiance … » j'opine plus nettement ;
– « et tu sembles apprécier cette terre … et ceux qu'elle porte, non ? … » Son œil s'est adouci d'une rondeur complice. Il le plisse en fronçant ses sourcils :
- « alors il ferait beau voir que je laisse passer une pareille occasion et qu'un Lecourt ne parvienne pas à installer un jeune qui le mérite … » Le renard ! Tout semble soudain si simple, si facile, si proche … que j'ai envie, besoin de le croire sans réserve. A cet instant, je veux me régaler de cette proposition avant de me préoccuper du prix à payer. Un élan me soulève et me porte tout contre lui.
– « Stop, Julien ! Ce matin, nous parlons affaires » Il m'a arrêté d'une main ferme, bras tendu. Sa voix se fait alors plus sourde :
- « et pour le reste, ce n'est pas de ta reconnaissance dont j'ai envie ! » On se toise quelques secondes avant qu'il ajoute : « et pas ici, Julien. »
Juste nos yeux. Croisés. Et déjà je sens ses mains sur moi, son odeur dilater mes narines et le picotement de ses poils qui s'emmêlent aux miens … Il ne perd rien pour attendre … attendre le moment et le lieu propices. Et à voir son sourire s'élargir, il y songe, tout comme moi … souder nos peaux, nouer nos langues … Je devine.
Je reçois un sec petit coup de bâton dans le mollet :
- « regarde donc derrière toi ! » Et là, tout fraichement apparu en soulevant la mousse, perce un « bouchon de Champagne » au chapeau brun rougeâtre. Petite merveille ; le velours du chapeau, la sèche résille du pied, cette odeur d'humus, de noix et de champignon … Je relève mes yeux vers lui, debout, qui me regarde en souriant, comme si mon ravissement ajoutait à son plaisir :
- « et tu verras ce que sait en faire Monique … » Nous partageons également une même vision respectueuse et utilitaire de la nature : savoir la protéger et favoriser ce qu'elle produit à notre avantage et savoir prélever sans l'épuiser.
Nous poursuivons notre cueillette sans plus un mot ; moi, je flotte ! Ce ne sont pas les rais de soleil dissipant les brumes matinales et faisant danser des myriades de moucherons qui ont changés, non ! Mais je les regarde désormais avec les yeux de celui qui va rester là, qui a découvert SES Amériques et va y planter son bivouac … Je vais vivre là ! Du moins, il me l'a dit. Et les Village People hurlent dans mes oreilles « young man, there's a place you can go – jeune homme, il y a un endroit pour toi / you can stay there and i am sure you 'll find – tu peux y rester et je suis certain que tu vas y trouver / many ways to have good time – plusieurs façons d'avoir du bon temps »*²
J'ai trouvé mon YMCA ! « there's no need to be unhappy – Il n'y a aucun intérêt à être malheureux" Non, absolument aucun.
– « eh, patron … merci ! »
Nous apportons notre récolte commune à Monique qui l'examine, du plus jeune à ceux, plus évolués, dont le chapeau aplati devient visqueux – nous n'avons récolté que les cèpes consommables, délaissant ceux qui étaient trop avancés comme ceux qui, trop petits, feront le bonheur d'autres amateurs –. Puis elle rejoint la fraicheur de la souillarde, attendant que, nettoyés par mes soins, je m'y suis engagé, la cuisinière les associe à des pommes de terre sautées, avec une pointe d'ail et du persil. Un régal !
Je le partage avec Monique en cuisine et le patron « en famille » dans la grande maison, et alors ? Il y a une part où le temps nous est commun et une part où il a « des obligations » et moi, ma liberté. Et puis, il y a tous ces moments, exceptionnels, que nous savons nous inventer avec fantaisie, lubricité, jouissance.
Fin de la saison 5 / à suivre / à bientôt
*
*² YMCA Village People 1978
Et les paroles : YMCA pour Young Men's Christian Association, ou Union chrétienne de jeunes gens.
Amical72
amical072@gmail.com
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