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Saison 4 | Chapitre 5 | La courbe de tes yeux
Le patron s’était refusé à me donner la moindre indication sur notre destination à l’exception de ceci qui ne souffrait aucune question :
- Tu vas faire la connaissance d’un vieux monsieur indigne dans sa villégiature estivale.
C’est une belle maison XIXème à deux niveaux, couverte d’ardoises, précédée d’un petit jardin clos d’un mur surmonté d’une grille forgée dont les barreaux se terminent en lance. Deux travées de hautes fenêtres encadrées de pierre blonde de chaque côté de la lourde porte de bois composent la façade sur rue. De vieux poiriers en espalier couverts de fruits courent le long des murs. L’homme qui nous ouvre est grand, mince, et se tient très droit :
- Ah bonjour André, je vous attendais et votre visite me fait grand plaisir. Entrez, je vous prie Sa voix, basse, est sonore. Il me salue à la suite d’un sourire charmeur et ses yeux clairs plantés droits dans les miens. Son visage buriné, ses cheveux blancs et, quand elle serre la mienne, sa main à la peau fine veinée de bleu, me semblent indiquer un âge respectable mais il a beaucoup de prestance et sa façon de m’inviter à entrer n’est pas dépourvue d’une certaine ambiguïté :
- Dites-moi André, qui est ce charmant jeune homme qui vous accompagne ? Cette fois, le regard enveloppant et le sourire appréciateur ne laissent guère de doute sur la façon dont il m’envisage. Lecourt rit doucement, l’œil plissé :
- il s’est un peu imposé à moi comme stagiaire mais s’est rapidement révélé compétent et de confiance. Cet été, je lui ai périodiquement laissé la ferme en responsabilité pour aller retrouver mon fils en bord de mer. Nous nous sommes également trouvé d’autres affinités plus personnelles. C’est un sportif, nageur et cavalier, mais c’est aussi une tête bien faite avec une place pour la littérature …
Je me suis mis volontairement un peu à distance de cette trop jolie présentation de circonstance qui m’embarrasse et j’essaie d’en détourner l’attention en fixant un dessin encadré au mur de ce salon chargé de livres : un magnifique portrait d’homme au crayon, encadré simplement.
- Le reconnaissez-vous ? Approchez-vous … » D’une belle écriture, le dessin est dédicacé au maitre des lieux et signé de ce prénom Paul dont le L forme une branche du X précédant luard. Je me risque : Paul Éluard ? *
- Vous connaissez ? … Alors me remonte ce souvenir intact des poésies apprises par cœur à l’école : Sur mes cahiers d’écolier / Sur mon pupitre et les arbres / Sur le sable sur la neige / J’écris ton nom. Il sourit, comme une invite, un encouragement à me découvrir davantage :
- Bravo ! et connaissez-vous quelque chose de plus … personnel …
Et c’est moi qui me trouble quand me reviennent ces vers par lesquels j’ai cherché, adolescent inquiet, à transcender mon mal-être en exprimant mes aspirations :
La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur, / Un rond de danse et de douceur, / Auréole du temps, berceau nocturne et sûr, / Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu / C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.
Quand je relève les yeux, je vois la connivence qui les relie, ces deux-là et leur plaisir de me voir, par la magie de ces quelques mots partagés, rejoindre leur cercle et m’associer un peu à ce qui les réunit. Alors que je baisse les yeux, confus de m’être ainsi dévoilé, notre hôte se tourne vers moi, menton relevé, bouche entrouverte et fait un petit moulinet du poignet comme pour m’inviter à poursuivre. Malheureusement, la suite ne me revient pas et je tente de me délivrer en adoptant une moue désolée ; c’est lui qui reprend, ravivant ma mémoire et nous concluons à deux voix :
Comme le jour dépend de l’innocence / Le monde entier dépend de tes yeux purs / Et tout mon sang coule dans leurs regards.
Il reste figé quelques secondes en silence puis son visage s’éveille d’un coup, fendu d’un large sourire : Bravo, mon jeune ami …
- Julien, si vous me permettez
- alors, bravo Julien ! D’abord pour votre mémoire, qui, je présume, doit être occupée par bien d’autres nécessités plus utilitaires et où vous gardez cependant une place pour ces choses qui nous élèvent ; mais également bravo pour votre courage car je vous vois, à peine nous sommes nous salués, à réciter ce blason de tout votre cœur, comme s’il était destiné à mes propres yeux … Il prend le temps d’une respiration, incline la tête et sourit à nouveau :
- S’il y a sans doute des yeux que vous voyez au travers des miens, je vous remercie de ce joli cadeau Son sourire est empreint d’une infinie gentillesse, toute son attitude désarme par sa simplicité mais, dans son regard charmeur, danse la petite lueur rouée des séducteurs invétérés qui semble inviter aux jeux de la galanterie.
Dès lors, la conversation prend une autre tournure, notre hôte, fort d’une érudition dont le naturel m’émerveille, n’est avare ni d’anecdotes ni de références, distillées avec une délicate politesse et une infinie modestie qui me laisse un peu témoin de ses rencontres et collaborations avec ces auteurs illustres dont, à vénérer les textes comme des reliques, on oublie un peu qu’ils sont d’abord hommes qui respirent, aiment, doutent …
C’est un moment aérien, où je me sens, modestement, relié à l’intelligence du monde, mais aussi emporté par ces grands courants d’émotions qui nous font vibrer, puis apaisé par l’écoute et ce dialogue entre nous et, pourtant, tendu dans ce doux enjeu de la séduction.
Car il y a Lecourt, là, à côté, qui d’observateur attentif, se laisse tirer hors du confort de son silence et se risque à participer. Bien sûr, ainsi qu’à son habitude, il questionne plus qu’il ne répond mais notre hôte lui aussi a perçu ce discret mouvement et le sollicite, enregistrant les échanges de regards entre nous, dans cette découverte mutuelle qui semble amuser le patron.
Lui. J’avais d’abord rencontré cet homme au prétexte professionnel, même si, comme souvent, c’est avec un premier rapport sexuel que nous nous étions reconnus. Et accrochés ! Il m’avait fait découvrir son goût pour le vin et notre commune gourmandise est devenue un des moments privilégiés. Notre passion partagée pour les chevaux nous a permis de collaborer pour construire un projet, mais je ne sais rien d’autre de lui. Ce que j’entrevois m’intrigue et aiguise ma curiosité : qui est-il, outre le paysan que je connais ? Et plus il m’intrigue, plus il me plait.
Sur la route du retour, c’est moi qui interroge le premier :
- Patron, j’ignorais que tu connaissais Paul Éluard … Il rit :
- Mais, Julien, j’étais dans la même ignorance te concernant ! Tu ne m’avais jamais récité de poésies ni fait montre des trésors de ta mémoire, garçon et il ajoute, d’un ton léger : Cela fait sans doute partie des richesses insoupçonnées, enfouies en chacun de nous.
Puis il se tait, concentré sur sa conduite, un sourire vague flottant sur ses lèvres. Mais moi, je veux en savoir plus sur notre hôte …
Quand nos regards se sont croisés pour la première fois, par hasard à l’occasion d’un comice, il m’a tout de suite tendu la main en disant : bonjour, je suis un vieux monsieur indigne. A cette époque, moi, j’étais déchiré, je me croyais monstrueux, je vivais mon désir comme une abjection. Il était exactement celui qu’il me fallait rencontrer au moment où il m’a salué, en me regardant en face. Il m’a réconcilié avec moi-même, rendu à ma dignité d’homme et, depuis, je ne manque jamais de lui rendre visite chaque été, lorsqu’il vient en séjour dans sa maison de campagne.
Dans cette partie clandestine de nos vies de parias, celle qui ne peut s’exprimer que confidentiellement, dans des ombres propices où on se reconnait entre pairs au mépris des autres catégorisations sociales, la rencontre est un hasard qui a, parfois, bien du talent.
Et, bercé par la route, je me laisse aller à une douce rêverie.
* association les amis de Paul Eluard. Site officiel https://eluard.org/
Poèmes de Paul Éluard :
Liberté : Et par le pouvoir d’un mot / Je recommence ma vie / Je suis né pour te connaître / Pour te nommer / Liberté.
Poésie et vérité 1942 (recueil clandestin)
La courbe de tes yeux … extrait de capitale de la douleur 1926
Amical72
amical072@gmail.com
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