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Saison 6 | Chapitre 11 | Jésuite
En traversant le village, j’avais aperçu l’enseigne d’une boulangerie avec quelques pâtisseries traditionnelles dans la devanture. M’enveloppant cérémonieusement d’un grand mystère, j’étais allé en acheter et nous voilà maintenant attablés devant les friandises dévoilées.
Le patron contemple son en-cas d’un œil circonspect : un triangle de pâte feuilletée, recouvert d’une glaçure au blanc d’œuf lisse et légèrement brunie au four, parsemée d’amandes effilées et saupoudrée de sucre glace impalpable ; le premier aspect est visiblement sec, presqu’aride. Il esquisse une moue dubitative.
– « Tu devrais gouter tout de même ! »
Car, tout comme sont réputés être les jésuites dont elle porte le nom, la gourmandise dissimule bien son jeu et se révèle fourrée d’une douce crème frangipane, aromatisée d’un trait de rhum. La surprise ajoute encore au délice de cette onctuosité contrastant avec tous les fins feuillets de pâte craquante.
Mais, sous la dent, la délicate glaçure éclate. Mille débris s’en détachent et tombent, perdus à jamais pour le gourmand. Quel gâchis ! Insupportable frustration !
Perdus, vraiment ? Prestement, les doigts recueillent celui-ci et l’enfournent : humm le croquant sous la dent, le sucre caramélisé fond sur la langue ... « Humm, encore ! »
Cet autre est tombé à côté de l’assiette … Bien sûr, je pourrais, je devrais y renoncer. Basta, ce n’est pas empoisonné de la sorte que je ne mourrai ! Mes doigts s’en saisissent et, hop, le voilà englouti ! Je m’en pourlèche les babines.
Ah, « on » m’observe d’un œil goguenard … j’examine alors la parcelle sucrée tombée là où la plus élémentaire hygiène me recommande de l’abandonner, me penche et m’en saisis avec mille précautions, souffle cérémonieusement sur chacune de ses faces pour la débarrasser symboliquement des quelques poussières qui auraient pu la souiller, ouvre grand la bouche pour la déposer délicatement sur ma langue puis referme mes mâchoires sur elle, avec ces petits craquements annonciateurs du jus parfumé qu’elle produit en fondant. Que les choses interdites sont savoureuses …
Mais je ris ! Car la pâtisserie ne mérite pas seulement son nom pour sa disposition à dissimuler, sous un aspect austère, une inclination prononcée pour les plaisirs terrestres ! En bonne catholique, elle porte en elle sa pénitence. En effet, une trace de sucre glace ne manque jamais d’ombrer la lèvre du gourmand que l’imparable dissémination de fines parcelles de pâte, grasses et sucrées à souhait suffiraient de toutes façons à confondre : tu as péché !
Le patron a beau brosser ses vêtements de tous ses doigts en peigne, aucun geste ne parvient jamais à éliminer totalement les miettes qui le dénoncent.
– « Ainsi, non seulement tu fais amende honorable pour ta gourmandise, le deuxième des péchés capitaux, mais tu dois, en outre, surmonter ton orgueil, le premier de ceux-ci, en reconnaissant ta faute, évidente ! » Je prends un air sentencieux :
- « gars Lecourt, je t’y prends : tu as encore trempé tes doigts dans la confiture ! »
Et lui, là, en face, qui hoche la tête d’un air sceptique, comme une tentative désespérée de dénégation mais garde cependant l’œil qui pétille ; il s’approche :
- « dis-moi, gars Bonnet, foin de leçon de gourmandise dans laquelle tu excelles, j’espère qu’en bon directeur de conscience, tu as la tienne pour toi … »
Il m’interroge d’un coup de menton et sans attendre de réponse, il me met fermement la main au paquet :
– « car moi, vois-tu, je suis venu ici pour céder à tous mes démons … » Il hausse ses sourcils, écarquille les yeux en soucoupe et poursuit « mais non sans prendre la précaution d’emmener un saint avec moi, pour qu’il tente de sauver mon âme … »
Ayant bien perçu que son pétrissage obtenait la vigoureuse réaction qu’il pouvait attendre, il sourit franchement :
- « je crois qu’il est temps d’agiter le goupillon de ce bon moine qui ne demande qu’à officier pour mon salut, non ? »
Je ne réponds rien, je ne fais aucun geste, je me concentre sur l’observation du scintillement des paillettes dans ses iris noisette, les éventails de ridules qui palpitent au coin de ses yeux, son front qui se marque ou se détend, sur les modulations de son sourire de loup qui creusent alternativement ses joues de fossettes, sur tout ce que ses expressions laissent augurer de volupté.
J’en frémis déjà. Après cette pirouette –un peu lourde-, c’est juste ce que j’attendais !
Amical72
amical072@gmail.com
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