Je pense avoir toujours eu besoin d’être cadré. Je m’accommode donc bien de la dure discipline militaire du camp. J’en suis même accroc je pense jusqu’à en oublier parfois que c’est une putain de prison et non une caserne et que ce n’est pas dans l’ordre normal des choses que j’y sois déjà à seulement dix-huit ans. J’étais un jeune con qui avait merdé dans sa vie d’ado, je le savais, et maintenant je paie.
Je m’entends bien avec mes compagnons de cellule — les gardiens parlent de cage, mais, nous, on n’aime pas de mot —, j’aime notre impudeur et notre bestialité collectives jusqu’à nos rapports de force parfois. Pour autant, je suis un détenu plutôt modèle. J’obéis aux gardiens instinctivement — car je suis là, je le sais, pour obéir et eux sont là pour me serrer de près dans cet établissement spécial pour fortes têtes. Il n’est pas possible d’inverser cet ordre des choses. Je crains en permanence la punition — les gardiens, ici, ont le rapport facile —, je crains moins le travail complémentaire ou l’exercice physique forcé que la punition corporelle, celle qui t’exhibe, te fait perdre la maitrise de ton propre corps, te fait gueuler et te rabaisse tant aux yeux des prisonniers, à ceux des gardiens qu’à tes propres yeux. Difficile de reconquérir ensuite sa petite parcelle de fierté que l’on te laisse tacitement à ton arrivée au camp tant que tu files droit rivé à la conne discipline générale, fierté que les autres prisonniers te consentent tant que tu te fonds dans leur propre hygiène collective, celle qui rend la détention supportable.
Ma détention, j’entreprends ici de la raconter. C’est un fourgon cellulaire anonyme qui m’a transféré de la prison de *** vers cette colonie pénitentiaire vantée par les magistrats pour son implacable sévérité. Le jeune condamné que j’étais ne savait même pas alors ce qu’était une colonie pénitentiaire, mais le mot terrible de notre tuteur à mes frères résonne encore dans mon esprit : « Ce camp va enfin apprendre la vie à votre frère là-bas. Sinon, tant pis pour lui, il passera sa vie en prison. »
C’est à cinq heures du matin que le néon de notre cellule s’est éclairé, histoire de nous annoncer l’arrivée de gardiens. Dix minutes plus tard à peu près, ces derniers avaient ouvert la porte de la cellule en effet dans un fracas de clés, nous obligeant à descendre en vitesse de nos lits superposés et de nous placer de rigueur devant le mur en face, calmement, les mains derrière le dos :
— Repos tous les deux. Anton retourne sur ton matelas.
Anton est mon compagnon de cellule, un trafiquant de drogue conduit ici il y a peu dans l’attente de son jugement. C’est un jeune gars primaire de comportement, mais qui ne cherche pas l’embrouille et avec qui je m’entends bien. Il n’est pas peu fier de son corps musclé sec, sa seule richesse, tuant le temps en cellule et en cours de promenade par des séries de pompes et d’abdos. Encore dans le coltard, il est remonté vite fait sur sa couche superposée à la mienne, mais toujours sagement la tête face au mur et les mains derrière le dos.
— Alexei, toi tu te mets à nu. Tu plies ton bleu et tu le poses sur ton matelas. Tu gardes juste les claquettes pour descendre avec nous.
— Qu’est-ce qui passe Surveillant ?
— Discute pas. Fous-toi à poil. Allez !
Je me suis mis à nu prestement. J’ai placé mon slip à côté de mon bleu, l’uniforme épais de la prison.
— Colle-toi gueule contre le mur. On va te mettre les bracelets dans le dos.
En deux secondes, j’étais menotté puis tiré de mon mur par l’arrière. Un gardien me baissa la tête pour m’indiquer que je devais fixer le sol et me laisser guider par eux deux, chacun me tenant fermement par un bras.
— Salut mon frère. Que Dieu te protège et te fasse vite sortir, ai-je lancé fortement à mon compagnon.
Anton n’a pas osé me répondre, car de suite un gardien me donne une calotte et me gueule dessus.
— Ferme-la garçon ! Ce détenu retrouvera la liberté sans doute bien avant toi. Là où tu vas, demande à Dieu de te protéger toi et tes petites fesses plutôt.
Et ils se sont marrés bruyamment tout en m’extrayant de ma cellule. Je suis porté plus que je ne marche. Les gardiens veulent en finir vite comme toujours, avant l’appel général de six heures. Je me sens au passage matté dans les couloirs et les escaliers par d’autres gardiens qui vont et viennent. Au greffe, c’est un grand gaillard blond qui m’accueille par une fouille à corps assez rude avant de me jeter la tenue de sport que j’avais déposée à mon arrivée ici.
— Tu porteras ça. Mais auparavant tu vas sur le trône là-bas, en me désignant une cuvette de w.c. de son doigt autoritaire. Ensuite tu reviens enfiler… ça.
Il tient une couche et arbore un sourire narquois.
— Surveillant je n’ai pas besoin de ça, je vais savoir me retenir.
— Tu mettras cette putain de couche ! Tu vas être en fourgon pendant un long moment et le règlement ne prévoit pas qu’on s’arrête pour vous faire pisser et chier.
Le doute n’est donc plus permis. Je suis enfin transféré ce matin, là où je vais enfin purger mes dix ans de peine. Bonne nouvelle quelque part, car le temps passé ici dans cette prison, bientôt six mois, ne change rien au compteur. Je suis allé vite fait aux chiottes, mais faire ses besoins dans un espace ouvert n’est pas pour me mettre à l’aise. J’ai froid, je suis limite tremblant. Je me ensuite foutu par terre pour mettre la couche en suivant les indications à la matraque du gardien. Le rouge me monte aux joues, me sentant maté et méprisé par lui et son collègue de faction à la porte derrière moi. J’ai vite enfilé mon maillot, mon survêtement, mes chaussettes de sport, tout ce que je portais quand j’étais arrivé ici, sauf les claquettes venues remplacer mes baskets. Ces baskets, je les laisse donc définitivement ici, elles seront bientôt aux panards d’un fils de maton.
— Eh, les gars, hèle le gardien du greffe à ses deux collègues qui sont venus me chercher dans la cellule et restés dans le couloir, il est à vous le lascar.
Ils sont rentrés avec de la chaine au kilo.
— Fous-toi par terre, sur le ventre, les mains derrière le dos.
Je me suis retrouvé bloqué sur le sol par les genoux des gardes, l’un me menottant, l’autre m’installant les entraves aux chevilles. En quelques secondes c’est réglé et je suis remis sur mes jambes. Ils m’ont alors posé une chaine autour de la taille histoire que les menottes de poignets derrière soient bien bloquées. Cette chaine est elle-même reliée à une autre bien tendue cadenassée au niveau des menottes de chevilles. Avec cet harnachement, je ne suis pas près de broncher… Cela ne me vient même pas à l’esprit, à quoi bon.
Je suis ensuite emmené dans une cour fermée de hauts murs de ciment gris et grillagée sur le dessus, gardé ainsi à vue le temps que le fourgon vienne me choper. J’y suis resté finalement une paire d’heures sous un froid glacial avec pour seule distraction le bruit que font dans les cuisines proches les prisonniers de corvée occupés à préparer les cantinières pour la distribution de soupe. C’est en fin de matinée que deux gardiens du camp où j’allais sont venus me chercher accompagné de deux gardiens d’ici. Deux jeunes et grands gaillards en treillis vert qui m’ont jaugé tout en faisant ouvrir la grille. L’un d’eux m’ordonne de sortir puis vérifie mes chaines.
— La marchandise est là et prête… Harnachée comme il faut. Bon boulot les gars, vraiment, s’adressant à ses collègues d’ici. On gagne du temps avec vous, pas comme à *** (une autre prison) où on a perdu plus d’une heure ce matin.
Ce gardien me fixe droit dans les yeux un bon moment, me tenant par le menton, puis me lâche :
— On ne t’a pas appris à dire bonjour détenu ?
— Bonjour gardien. Excusez-moi.
Je me prends une paire de baffes en retour et les ricanements des gardiens d’ici ravis du spectacle :
— Baisse tes yeux quand on te cause. Là où tu vas, tu vas apprendre l’humilité.
Content de son petit numéro, il se retourne vers ses collègues :
— Bon les gars, on est bien chez vous, mais va falloir pour nous tailler la route…
— Prenez au moins un café avec nous, avaient insisté mes deux suce-boules de matons d’ici.
— Oui, mais sur le pouce les gars. Et rapidement maintenant qu’on a sorti l’enfoiré de sa cage, brandissant mon dossier d’écrou qu’il venait de récupérer avec l’autorité sur moi qui va avec. Mets-toi à genoux entre nous deux.
J’obéis aussitôt, aidé par les pognes de deux gars empoignant mes bras. La position n’a pas duré longtemps bien longtemps.
— Allez on t’embarque mon salaud, me lancé l’un d’eux en me relevant énergiquement en même temps sitôt le café avalé.
Ils saluent leurs collègues et me conduisent jusqu’au fourgon cellulaire qui ressemble à une grosse camionnette ouvrant par une portière à l’arrière. À l’intérieur, dans un cube grillagé d’acier éclairé par un carreau en verre opaque de l’habitacle se tient déjà un gars allongé de tout son long et cagoulé, ferré exactement comme moi, ses claquettes posées l’une dans l’autre sur le côté de la cage.
On me fait remettre à genoux à l’intérieur et j’ai droit, comme l’autre transféré, à la cagoule. C’est ensuite que je me suis retrouvé allongé, collé contre le survêt de mon compagnon de voyage.
Le voyage est interminable — pas moins de quarante-huit heures m’a-t-on assuré par la suite au camp —, entrecoupé des pleins d’essence et des pauses clope des gardiens qui en profitent une fois sur trois pour ouvrir le fourgon, faisant entrer un air glacé, et vérifier le bon verrouillage de nos chaines.
Après une longue résistance, la pisse dans la couche est inévitable et particulièrement humiliante. J’espère que mon stress ne va pas me contraindre à me vider à un moment ou à un autre. Je serre les fesses. Pas moyen de communiquer avec l’autre transféré : il est comme moi bâillonné sous la cagoule avec un bout de grosse chanvre noué solidement au niveau de la nuque et qui m’assèche la bouche.
Putain, on est traité comme des chiens, pire même. Rien à bouffer, rien à boire, tout le temps en position allongée et ces chaines qui te rappellent sans cesse ta déchéance.
(à suivre)
Alexei